Le prince Kanular ne se départit pas.
— Quels sont-ils, monsieur le directeur ? demande-t-il, en glissant négligemment deux doigts de sa dextre dans la chatte d’une trumelle.
— Peut-être serait-il préférable que je vous en entretienne seul à seul ?
Il sourit au milieu de son collier de barbe. Il est très photogénique. Le teint mat, un regard d’onyx comme disent les cons qui croient faire de la littérature, les tempes un tantisoit grisonnantes, de longs cils recourbés, une bouche charnue de jouisseur inapaisable et surtout des dents carnassières d’un blanc un peu bleuté. On lit une espèce de moquerie spirituelle dans ses yeux brillants.
— Nous sommes pratiquement seuls, déclare le diplomate, ces donzelles ne comprenant pas le français ; vous pouvez parler en toute liberté.
Maintenant, c’est deux doigts de sa sinistre qu’il coule entre les lèvres sud d’une des filles. Moi, franchement, j’ai beau chercher, c’est la première fois que j’ai une conversation avec un type qui branle deux frangines en même temps. La vie est pleine d’imprévus qui aident à la supporter.
— Je viens, attaqué-je-t-il, malgré le trouble physique qui — et c’est naturel — m’empare à la vue de ce spectacle, au sujet de ce qui s’est passé hier après-midi, dans le petit club… particulier d’une certaine dame Mina non loin du théâtre Hébertot. Vous voyez ce que je veux dire, Monseigneur ?
Sa Seigneurie opine :
— Je connais effectivement ce lieu, monsieur le directeur, ainsi que la charmante femme qui le gère. Seulement, je n’y ai pas mis les pieds depuis un bon mois.
A ce point crucial de l’action, j’ai la pensarde qui se met à faire des bulles et les deux chiffres déterminants de ma tension artérielle s’envolent vers des sommets.
— Monseigneur, bredouillé-je, étant déjà dans l’impossibilité de balbutier, vous affirmez ne point vous être rendu hier chez la dame Mina ?
— Comment l’aurais-je pu puisque je me trouvais à Bruxelles avec la Commission chargée d’étudier un plan de secours pour les victimes de la guerre en Bosnie ? Nous ne sommes rentrés de Belgique qu’à vingt-deux heures trente.
Il ajoute, mi-figue, mi-datte ;
— Dois-je vous produire les noms des autres diplomates qui m’accompagnaient pour qu’ils confirment cette assertion ?
— Point n’est besoin. Monseigneur, bredouillé-je en français conflictuel.
Je balance un instant, de mon couillon droit sur mon couillon gauche, ainsi qu’il sied à un homme dans l’expectative. J’ai l’impression de m’être gouré d’histoire. Ça brique à braque sous ma coiffe. Je devrais porter une perruque Grand Siècle pour dissimuler mon désarroi.
Le prince, dont la ville est un derrick, m’observe de son regard persan (d’origine). Il retire sa main polissonne et respire ses bouts de doigts avec la préciosité des douairières du temps jadis qui respiraient leurs flacons de sels pour se « vulnérairabiliser ».
— Monsieur le directeur, murmure-t-il, pardonnez-moi, mais vous paraissez subir un grand désarroi. Comme j’y suis de toute évidence associé, il serait bon que vous m’en fassiez part, peut-être pourrais-je vous être de quelque utilité.
J’opine.
Ses trois grâces ne me lâchent pas des yeux. Je te parierais une figue de Barbarie contre un orgue du même nom, qu’elles m’ont déjà à la chouette, et que si le prince Kanular proposait une petite partie de trous en camarades, elles crieraient « bravo ! ».
— Allons, cher directeur, fait la Majesté, ôtez vos chaussures et venez vous installer en notre compagnie ; il n’est de meilleur endroit qu’un lit quand on veut résoudre un problème épineux.
Sans attendre qu’il réitère son invite, je me déchausse en un tourne-pied, pose mon veston que j’ai payé dix-sept mille francs à un couturier membre de l’Institut et vais m’asseoir parmi ces gens charmants, dans cette posture orientale que nous appelons « en tailleur », nous autres humbles Occidentaux sans grande poésie.
— Ces belles jeunes femmes se nomment Shéhérazade, me présente le prince ; elles se ressemblent trop pour porter trois noms différents.
Il me plaît, ce mec. Il y a en lui un humour détonant qui force la sympathie.
— Dans mon pays, reprend-il, il est d’un usage fréquent qu’on roule un chapelet entre ses doigts pour aider à sa méditation ; moi je préfère malaxer un sein de femme. Si le cœur vous en dit…
— Je n’oserais me permettre, coassé-je avec mon air le plus batracien possible.
— Et quoi, mon cher directeur ! s’emporte le prince, croyez-vous un seul instant que je ne lis pas votre tempérament de feu sur votre personne tant affable ? Allons donc, mon cher, vous raffolez des femmes et elles vous le rendent bien. Depuis que vous êtes entré dans cette pièce, ces trois belles issues d’un même œuf ne se tiennent plus. Leur fumet a changé immédiatement.
« Vous autres, pauvres Occidentaux, ne vivez qu’avec le bout de votre nez et ignorez tout de l’odorat. Pour nous, Levantins, il est notre arme principale. Les individus se révèlent à nous par l’odeur. Nous détectons leurs qualités, leurs défauts, leurs intentions bonnes ou mauvaises grâce à la subtilité de notre sens olfactif. Nous savons qui a peur et qui a du courage ; qui a des intentions mauvaises et celui à qui on peut se fier ; qui ment et qui parle vrai ; qui nous aime et qui nous hait. L’odorat, mon cher, tout est là.
« Allons, détendez-vous. Profitez de ces femelles si elles vous tentent et, tout en les pliant à vos fantaisies, livrez-moi le gros tourment qui vous fait exhaler cette senteur de terre labourée avant l’orage. Je vous écoute. »
HUE !
Libertin, certes, mais sage, le prince. Son regard pénétrant me fouille comme si j’étais un sol riche en vestiges historiques.
— Puis-je vous demander ce que je sens présentement, Monseigneur ? lui demandé-je plaisamment.
Il sourit sous sa moustache brune, sans cesse imprégnée de jus de chatte. Me hume avec discrétion.
— Votre fumet est révélateur de deux sentiments sans rapport l’un avec l’autre, mon cher. Vous sentez d’une part le mâle performant dont ces trois donzelles portent le désir à l’incandescence, et vous sentez également l’homme aux prises avec un problème pour l’instant insoluble. Or, votre nature cartésienne regimbe contre ce qu’elle ne conçoit pas. Il vous faut donc vous débarrasser de ce qui vous tourmente pour, ensuite, assouvir la fringale amoureuse qui croît dans votre sang.
Sa grande sagesse a raison de ma retenue. Très calmement, en choisissant parfaitement mes mots, je lui relate les circonstances qui m’ont conduit au lupanar de la mère Mina. Je narre avec un sens du récit peu commun, l’arrivée du pseudo prince avec une pécore et un garde du corps, l’affaire de la bouteille de champagne truquée qui contenait un gaz mortel. Le temps qui s’écoule. L’inquiétude de la tenancière. L’intervention du gorille, à son tour incommodé. La venue du commissaire Mordanrir, lequel constate le double décès et prévient l’Intérieur. Les instructions qui lui sont données de ne toucher à rien. L’arrivée de l'O.P. Zirgon, lequel disparaîtra après avoir été relevé par son confrère Lanprendeux. Mon intervention enfin, sur les lieux où je découvre que les deux cadavres ont été enlevés et que le pseudo garde du corps s’est enfui de l'Hôtel-Dieu.
— Vous comprendrez, Monseigneur, qu’un policier, fût-il de haut niveau, reste perplexe en présence d’un tel mystère ?
Il réfléchit, ses deux médius enfoncés dans de merveilleux fourreaux, bien à l’abri d’éventuelles engelures. Ne répond rien, médite. On ne perçoit que la respiration un tantisoit haletante des deux femmes caressées. Ça me fait penser que je dois acheter de la brandade de morue, le régal de Féloche.