Cela dit, ça lui fait tellement plaisir de me la servir à son tour.
— Parce que j’aurais pu faire des briques à mes moments perdus.
Je me marre ; il l’a bien mérité.
— Si ça te fait trop de boulot, on peut confier Meudon à La Pine ?
— Penses-tu, c’est du velours. Et quand j’aurai fini, je passerai t’acheter des caillettes de l’Ardèche chez le charcutier de Vaugirard qui t’approvisionne.
Ces gentilles demoiselles viennent tout juste d’arriver au claquemuche de la mère Mina. Elles ne ressemblent pas à des marchandes de caresses, mais plutôt à des vendeuses de magasin chic. Je les situerais dans la chaussure de luxe ou l’immobilier. Elles portent des harnais de classe, ont des maquillages « étudiés » et s’expriment avec retenue, sans trop amocher nos vaillants plus-que-parfaits-du-subjonctif que seul M. Jean Dutour de l’Académie française parvient à maîtriser complètement sans se blesser.
Ainsi, fais-je la connaissance de Sandra, l’hypothétique successeuse de Madame.
Grande fille longiligne, brune, et qui ne doit pas rechigner quand un client réclame une exhibition entre dames. L’air intelligent, presque intello, avec un œil qui fait trépigner les bites dans les braguettes.
Elle est flanquée de deux « collègues », bien mises et de bonne tenue également, mais beaucoup moins « classe ». Il y a Mady et Pervenche. L’une « faisait » infirmière à ses débuts, l’autre était secrétaire chez un mandataire aux halles qui, non seulement la baisait, mais la proposait à ses copains, clients, collègues et connaissances, si bien que la pauvrette n’arrêtait plus de sucer des pafs ou d’en prendre plein la giberne. Certains de ces messieurs avaient le bon goût de lui glisser un billet dans le soutif et c’est cette aimable pratique qui orienta Pervenche vers une exploitation plus rationnelle de ses charmes. Le destin emprunte parfois des routes méandreuses pour nous conduire là où doit s’accomplir le plus riche de notre destinée.
Lorsque je montre la photo du prince-diplomate aux butineuses de braguettes, elles certifient sur l’honneur qu’il est bien le personnage venu mourir sur leur lieu de travail.
Quand j’émets l’hypothèse d’une ressemblance « stupéfiante » (tout est possible), les pécores se récrient avec vigueur que, pas du tout ! Toutes trois connaissaient bien l’Excellence pour s’être fait brouter par elle, lui avoir léché les testicules et sucé le pénis de nombreuses fois. C’est l’ambassadeur qui était ici la veille, lui, bien lui, archi-lui et personne d’autre ! Point à la ligne et d’exclamation ! Voire carrément fin.
Devant cet unisson et cette certitude collective, je n’insiste pas.
— Mes chéries, déclaré-je avec une gravité qui force l’attention, nous allons maintenant procéder à une évocation d’ensemble de vos faits et gestes à toutes et à tous, car vous aviez des habitués, pendant le temps qui s’est écoulé entre le moment où le prince s’est enfermé dans la chambre et celui où l’on a forcé sa porte pour le découvrir mort avec la femme qui l’accompagnait.
Mon ton empreint de solennité les subjugue. La môme Mady chuchote à sa copine Pervenche :
— Il m’excite, ce type. J’aimerais lui lécher les doigts de pieds tout en me caressant.
Je feins de ne pas entendre, l’heure n’étant plus au marivaudage.
— Combien de clients se trouvaient ici pendant le séjour du prince dans la chambre ?
— Deux, répond Sandra (la peut-être future directrice de cet établissement d’intérêt public).
Mes questions sont de pure forme car je connais la réponse.
Je sors le papier qui me fut remis et où se trouvent les identités des deux messieurs concernés.
— Louis Lelardon, entrepreneur de pompes funèbres, lis-je, et Hubert Flageole de l’Académie française, à qui on doit « La Fin des Couilles Molles » ou « Le Cycle de l’Azote », fresque romanesque en douze volumes.
— Si fait, laisse tomber la maquerelle qui, de retour dans son univers, a récupéré toutes ses facultés.
Où ces messieurs se trouvaient-ils pendant que vous receviez l’ambassadeur ?
C’est la grande Sandra qui répond :
— Le père Lelardon attendait dans le salon bleu en feuilletant des revues danoises et le Maître accomplissait ses « préliminaires ».
— Qu’appelez-vous ainsi, douce amie ?
— Eh bien, il arrivait toujours avec ses œuvres complètes dans un réticule de moire ayant appartenu à sa grand-mère. L’académicien se déshabillait, disposait ses œuvres sur le plancher, puis il s’agenouillait devant elles et se masturbait, sans toutefois aller jusqu’à l’éjaculation. Il s’agissait d’une mise en condition. Lorsqu’il se sentait opérationnel, il m’appelait et j’avais l’obligation de lire un texte de lui pendant qu’il m’entreprenait. L’un de ses poèmes l’excitait particulièrement : celui qui s’intitulait « Les tubéreuses scatophages ».
La belle se met à réciter comme le ferait une pensionnaire du Français :
— « Tu sombres et m’uses
« Tu Sambre et Meuse
« Épiphanie silencieuse des rois dénoyautés. »
— C’est en effet très beau, conviens-je. Je comprends que de tels vers le conduisent à l’orgasme, voire à l’Académie.
— Ils possédaient sur lui un pouvoir explosif, assure Sandra, Le Maître qui se montrait jaloux de sa semence, m’abandonnait brutalement à l’instant de l’éjaculation, et je puis vous montrer au plafond des traces de sa pression. Il a même joui un jour sur une photo représentant le père de Madame habillé en spahi. On ne s’en est pas aperçu tout dé suite, hélas. La photo n’ayant pas de verre protecteur et le sperme de l’académicien se montrant corrosif, le valeureux spahi a perdu la moitié du visage dans l’aventure, ce qui est dommage car il était beau garçon.
Elle a le sens de la narration, cette aimable péripatéticienne. Je la vois très bien remplacer Madame et tenir compagnie à ses clients huppés les jours de presse.
— Donc, l’Illustre a tiré sa crampe ? résumé-je.
— Avec brio, dit-elle. Pour un septuagénaire, c’est plutôt rare et mérite une mention spéciale.
— Et ensuite, délicieuse amie ?
— Eh bien, il s’est rhabillé après une brève toilette, a remballé son œuvre et il est parti.
— Vous l’avez raccompagné ?
— Pas Sandra, coupe la mactée : ces demoiselles prennent congé en chambre, c’est moi qui reconduis les clients à la porte.
— Tout était calme ?
— Et silencieux. Le garde du corps rouquin lisait dans l’antichambre.
— Vous l’aviez déjà vu escorter le prince chez vous ?
— Non. Il venait ici pour la première fois.
— Passons maintenant à l’autre habitué, M. Lelardon. Laquelle de vous deux, fais-je en me tournant vers les compagnes de la superbe Sandra, a assumé les passions de ce digne homme ?
— Nous deux ensemble, révèle la dénommée Mady.
— Monsieur avait de l’appétit ?
— Au contraire, il lui fallait du ciné, explique Pervenche. Nous mettions des dessous de grand-mère, ma copine et moi, vous voyez le genre ? Pantalons bouffants, fendus et noués au-dessus des genoux, bas à jarretières, corsets lacés. Il était pour le style 1900, Loulou. Un nostalgique du french cancan. On lui donnait la fessée pour nous avoir regardées et il pleurait comme un gosse en demandant pardon. C’était ça, son cinoche : le panpan-cucul ! Il se tapait un poireau pendant qu’on le rossait, sans sortir son panais de son futal. Je ne sais même pas s’il allait au bout de son propos, peut-être qu’il n’envoyait même pas la purée. On avait compris qu’il réglait ses comptes avec son enfance. La manière qu’il nous demandait pardon en nous appelant Rosy et Malvina. Chacun vient ici avec des problèmes qu’il essaie de gérer au mieux de ses fantasmes.