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— Pourquoi cent vingt ? objecté-je. La vitesse est limitée à cent trente.

Nous sommes convenus de décambuter le surlendemain.

*

Le Seigneur paraissait approuver notre escapade car un beau soleil de mars annonçait le printemps. Le cerisier de notre jardin commençait son frisson rose avant-coureur.

Lorsque je suis descendu pour prendre mon petit déje, je chantais le grand air de Paillasse dans l’escadrin. M’man est sortie, effarouchée, de sa cuistance, en me désignant le salon où Augusta y allait du Notre Père à s’en flanquer le vertigo. Elle se tenait agenouillée, face au mur, devant une reproduction de Miro qu’elle avait dû prendre pour une gravure pieuse interprétée par un petit Noirpiot des Missions Africaines.

Elle en débitait à toute vibure et je voyais remuer sa moustache grise dans le rayon d’or tombant de la fenêtre.

— Ça fait une heure qu’elle prie, m’a confié Féloche.

— Pourquoi ne fait-elle pas ça dans sa chambre ?

— Oh ! elle a prié beaucoup avant de descendre, seulement nous avons écouté les informations, ce qui a bouleversé ma pauvre Augusta.

Étrange Félicie, ironique et tendre, comprenant tout, pardonnant tout : les extravagances du mal comme celles du bien.

Pendant qu’elle me verse le café, elle pousse un cri :

— Seigneur, j’allais oublier ! On a téléphoné pour toi pendant que tu étais sous ta douche.

— Qui donc ?

— On m’a dit : « Ici l’intérieur », mais on n’a pas précisé de quel intérieur il s’agissait.

La chérie ! Je lui souris tendre.

— Alors ?

— On a demandé si tu étais chez toi. J’ai répondu que oui. On m’a prié de te dire que tu ne devais pas sortir avant d’avoir reçu une très importante communication. J’ai promis.

Cette dernière affirmation de Féloche me contrarie. Dans une heure, je dois passer prendre Linda, Porte Maillot ; je n’ai pas envie de la faire poireauter devant une bouche de métro.

Un silence. La pendule le rompt à peine de son tic-tac consciencieux. De temps en temps nous parviennent, comme un écho lointain, les patenôtres de cousine Augusta exhalées plus fortement dans l’emportement de la ferveur.

— Je te prépare une tartine, mon grand ?

— Pas faim.

— Alors grignote quelques « Petit Lu » ; c’est mauvais de sortir le ventre vide.

Amour de Félicie qui continue de me prendre pour un bambin fragile (car j’en fus un).

Pour la rassurer, j’attrape un biscuit. Que peut-on bien me vouloir à « l’Intérieur » ? Depuis des semaines que je suis sur la touche, « ils » ne doivent plus avoir grand-chose à me dire.

Là-dessus, la grêle sonnette du portail fait sa folle au bout de son col de cygne rouillé.

— Ce doit être l’épicier pour sa commande, déclare m’man en se dressant. Un de ces jours, la chaînette de la cloche lui restera dans la main !

Je continue de grignoter mon « Petit Lu » en procédant comme lorsque j’étais enfant, c’est-à-dire en Croquant la dentelure qui le cerne. Ça me fait penser à mes jadis qui s’éloignent à tire-d’aile et larigot. Si on n’avait pas son passé à se mettre sous la mémoire, le présent aurait une drôle de gueule.

La bonne espagnole va ouvrir la porte. Félicie lui crie :

— Dites à ce monsieur que nous n’avons besoin de rien !

Mais l’ancillaire doit mal s’en sortir car l’entretien sur le paillasson se prolonge.

— Merde, dis-je dans le français le plus pur, on ne va pas se laisser casser les couilles à neuf heures du matin !

Cette connasse d’Ibérique réapparaît. A reculons. Fait deux pas en arrière, ce qui met son terlocuteur dans mon champ visuel.

Je m’étrangle avec mon biscuit en reconnaissant le ministre de l’Intérieur.

FOUTRE

Lui, il joue de la pesanteur comme d’autres de la légèreté. Il existe dans toute sa personne une sorte de massivité congénitale qui impressionne. Il a la paupière lourde sur des prunelles de chien de chasse fourbu. On constate, dès l’abord, chez cet homme, une défiance qui n’est pas définitivement acquise et qui peut se muer en bienveillance si son interlocuteur « fait ce qu’il faut » pour le rassurer. Bon type ou charognard, au choix. Ça dépend de toi, des yeux que tu plantes dans les siens. Si tu ne le conquiers pas dans les quatre secondes, tu t’en fais un ennemi potentiel pour l’éternité.

Éperdue, Féloche se dresse, dénoue son tablier comme une servante de théâtre renvoyée.

Elle balbutie :

— Je vous prie de nous excuser, monsieur le ministre.

L’arrivant enfonce son regard lourd dans notre intimité comme il le ferait d’un coin de bois pour craquer une porte.

— Ne vous dérangez pas, madame, bougonne-t-il.

Il s’avance. Je me lève. Shake hand de boxeurs au milieu du ring.

— Passons au salon, monsieur le ministre.

— Pour quoi faire ? On est bien, ici : ça sent bon le café frais.

— En voulez-vous, monsieur le ministre ? bredouille m’man.

— Si vous ne me l’aviez pas proposé, je vous l’aurais demandé, répond le bulldog avec un sourire entendu.

— Asseyez-vous, je vous prie, monsieur le…

Il prend place, face à moi. Il renifle l’eau de Cologne de qualité ; s’est coupé légèrement sous l’oreille en se rasant et cela a mis un minuscule point rouge sur son col de limouille.

— Est-il besoin de vous dire, monsieur le ministre, que je ne m’attendais pas à votre visite ?

Léger haussement d’épaules, presque réprobateur, genre « voyons, avec moi il faut s’attendre à tout ».

Puis, son indéfinissable sourire se fiche dans un coin de sa bouche, plus sceptique que joyeux.

— Que devenez-vous, monsieur le directeur ?

— Un chômeur longue durée, monsieur le ministre.

Le rictus se fait jubilateur.

— Ça doit être inconfortable pour un homme comme vous ?

— Très ; aussi songé-je à quelque reconversion.

— Dans l’Industrie, le Commerce ? Les Lettres ?

— Je n’ai encore rien décidé ; il y a une certaine griserie à se sentir disponible.

— Encore faut-il que cela ne s’éternise pas trop.

— En effet, aussi me donné-je jusqu’à la fin du mois pour prendre une décision.

M’man lui sert une tasse de café.

— Du lait, monsieur le… ?

— Non, deux sucres. Il sent bon.

Flattée, elle déclare :

— Je le prends dans une épicerie de Neuilly spécialisée.

Puis m’man se dit qu’elle doit nous laisser seuls. Elle abandonne son poste de pilotage en fermant la porte derrière elle.

Étant d’une intelligence tellement au-dessus de la moyenne qu’elle me flanque le tournis, j’ai parfaitement pigé que si le ministre s’est donné la peine de venir chez moi, c’est parce qu’il a une propose « particulière » à me faire.

Dans ces cas-là, une seule attitude : attendre et voir, comme disent les Anglais, qui sont au genre humain, ce que les dinosaures furent au règne animal (en moins sympas).

Le ministre boit deux gorgées de caoua sans cesser de me contempler par-dessus la tasse. Ses prunelles lourdes contiennent davantage d’arrière-pensées qu’un bananier de régimes.

Comme il pige que je n’en casserai plus une avant qu’il déballe ses gracieuseries, il se décide :

— On joue cartes sur table, San-Antonio ?

— Comme toujours, monsieur le…

— Vous posez une sacrée colle à un ministre, mon vieux.

— Et pas seulement à un ministre, soupiré-je ; il y a un côté marginal en moi qui rend perplexes les gens qui m’approchent.