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— La chose est certaine ! certifié-je.

— L’on m’a montré des photographies de mon pseudo-sosie, j’ai eu le vertige. Comment peut-on créer une telle ressemblance ?

— Il existe des spécialistes qui savent trafiquer les visages. Jadis, on ne trouvait ces phénomènes que dans des films de science-fiction. De nos jours, ces démiurges de la contrefaçon abondent.

— Donc, une bande de dissidents a entrepris de constituer un second moi-même et, avec du temps et beaucoup d’argent, y est parvenue ?

— Exactement, Excellence. Quand votre double a été au point, ils ont supprimé l’artiste (je ne vois pas d’autres termes pour le qualifier) qui avait réussi ce miracle. Seulement ce visagiste avait conservé une série de clichés pris au cours des différentes périodes de l’opération ; sans doute comptait-il les utiliser un jour pour se faire verser de l’argent, car ils constituaient une preuve irréfutable puisqu’ils permettaient, somme toute, de pouvoir, le cas échéant, faire marche arrière et de retrouver les traits initiaux du sujet. Vous comprenez ?

— Diabolique ! apprécie-t-il.

— Le technicien, dont on avait pris soin de se débarrasser une fois son travail réussi, gardait les documents photographiques dans l’appareillage orthopédique qui équipait sa jambe gauche depuis qu’il avait subi, quelque trente années plus tôt, une attaque de polio. Ses meurtriers ont connu cette planque astucieuse un certain temps après sa mort tragique et sont allés détrousser son cadavre.

— A quoi bon, puisque mon « sosie artificiel » était mort ?

Je le regarde dans les carreaux, à cet endroit où le blanc des yeux est bleu chez les bien portants et jaune chez les hépatiques.

Il attend, tout en me défrimant paisiblement.

Je murmure :

— Est-ce bien nécessaire ?

Ses sourcils font le pont au-dessus de son pif.

— Qu’entendez-vous par là, mon cher directeur ?

Et le fils unique de Félicie, sachant qu’il évolue sur des sables mouvants minés, de soupirer ;

— Parlons net, Excellence. J’ai été amené de par mes fonctions… particulières, à traiter cette affaire qui vous concerne. Je l’ai fait de mon mieux, mais je dois garder le secret (un secret d’État) sur tout ceci. Mon ministre avec lequel j’ai eu un entretien de deux heures est formel. Il m’a dit textuellement, de sa bonne voix lourde et fleurie : « Mon cher, nous autres, fonctionnaires français, avons nos « mystères d’État ». Il en va de même dans d’autres pays avec lesquels nous entretenons de fructueuses relations. Nous devons tirer un trait sur cette affaire ; non seulement l'oublier, mais nous comporter comme si nous l’avions toujours ignorée. »

Le prince a un sourire blanc dans sa barbe noire.

— Ah ! il vous a parlé ainsi ?

— C’est un homme qui ne mâche jamais ses mots, ce qui lui vaut une sympathie certaine de ses ennemis, voire parfois même de ses amis.

— Qui veut voyager loin, ménage sa monture, fait mon interlocuteur, lequel, tout Oriental qu’il soit, ne répugne pas à emprunter des citations hexagonales.

Il polit ses ongles au revers de son veston.

— M’est-il permis, un instant et pour une seule fois, de vous délier de vos retenues professionnelles, monsieur le directeur ?

— Si tel est votre bon plaisir, prince…

— Parlez-moi de la fin de mon sosie.

Je biaise un tantisoit ;

— A vrai dire, je la connais mal et l’ai « devinée » plutôt que « sue ». Voyez-vous, Excellence, un bon chien de chasse sait se désintéresser du gibier quand son maître le lui ordonne ; il fait passer l’obéissance avant l’instinct.

— Je souhaite vivement connaître le fond de votre pensée.

— En ce cas…

On se regarde. Ses yeux noirs comme le jais, l’onyx ou tout autre ressemblance pour romancier pénurique entrent dans les miens, puis dans ma tête afin d’y violer mes sentiments secrets.

— Je crois, Monseigneur, attaqué-je, qu’il s’est passé quelque chose de surprenant dans cette pièce où mourut votre « doublure ».

— Vraiment ?

— Tout ce qu’il y a de vraiment. Ça a été une rencontre de dupes. On a convié votre sosie ici pour le « liquider », si vous voulez bien me passer l’expression. La fille qui l’accompagnait fut choisie pour ses talents de funambule. Du bon champagne a été servi au couple, il convenait d’évacuer la bouteille pour la remplacer par une autre que la compagne du faux prince avait amenée dans son sac.

« Je suppose, mais je suppose toujours tant et tant, Monseigneur ! qu’on avait fait croire à cette fille que le contenu de la bouteille trafiquée devait seulement les endormir. Elle a viré la bonne sur l’extrémité de la corniche. Il fallait que, par la suite, subsiste uniquement le flacon meurtrier afin qu’on croie à un attentat exécuté avec la complicité des familiers du claque, voire par la tenancière. »

Le prince est assis bien droit dans son fauteuil, ses deux mains sur les accoudoirs, comme sur son portrait à l’huile d’olive vierge qui orne sa résidence de Klérambâr.

Comme je cesse de parler, il m’encourage :

— Et puis ?

Mais voilà qu’il se passe quelque chose d’inattendu dans ma tronche. Et également dans mon cœur. Une sorte d’infinie désabusance, proche de la répulsion. Un instant, mon métier me déprime ; que dis-je, il me dégoûte carrément ! Trop de pipeau, de poudre aux châsses, de faux-semblants, d’hypocrisie enfin.

« — Surtout, contrôlez-vous, m’a recommandé le ministre. Ne laissez pas transparaître vos sentiments. Ne lâchez rien de ce que vous savez. On ENTERRE cette histoire ! Vous m’entendez, « mone cher » (il cause commak). Cet entretien avec l’Excellence, sera une prise de congé définitive. Dé-fi-ni-ti-ve. Ce micmac oriental n’est pas de notre ressort. Mieux : nous ne pouvons le comprendre car il a été conçu et réalisé par des êtres qui n’ont rien de commun avec nous, qui pensent et agissent différemment. »

Ça, qu’il m’a dit, le ministre ! A la virgule près. Tu me crois pas ? Et moi, dans mon for, conduite intérieure, je pensais : « Et alors, pourquoi m’avez-vous collé sur cette affaire si, en fin de compte, elle ne nous concernait pas ? » Mais les secrets d’Etat sont ce qu’ils sont : creux et provisoires.

— Et puis ? insiste l’excellente Excellence, en impatience déjà.

Je me retiens de répondre : « Et puis ? Et puis rien ! Et puis merde ! » car ça l’afficherait mal.

Toujours se contenir dans les histoires diplomatiques. Ronger son frein, ranger sa bite pour pas qu’elle traîne par terre.

— Trop compliqué, soupiré-je, trop oriental pour un type comme moi, Monseigneur. Je m’y perds. Toujours est-il que tout est rentré dans l'ordre, n’est-ce pas l’essentiel ?

Il a un sourire léger.

— Vous croyez ? murmure-t-il.

— Oui, Excellence, je crois. Vous connaissez le bonneteau ?

— De quoi s’agit-il ?

— De manipulation. Cela se joue avec trois cartes qu’on fait passer et repasser sous les yeux des spectateurs avant de les poser à plat. Le joueur doit retrouver celle qu’il a choisie ; mais régulièrement il se plante. Il ne peut pas ne pas se planter !

« Dans le cas présent, c’est pareil. Qui est qui ? Où est quoi ? Les amis ne sont pas amis, les complices trahissent, les déplacements n’ont pas de motifs apparents. A la fin tout est à ce point brouillé qu’on renonce à démêler l’écheveau. C’est une remarquable tactique qui demande du sang-froid, beaucoup de fausse innocence, une candeur désarmante, et surtout — oui, surtout — un cynisme forcené. »

Mon vis-à-vis soupire :

— Il n’est pas aisé de diriger un pays comme le mien, n’importe le régime au pouvoir. Il y faut une vigilance de tous les instants, une attention de coureur de formule 1. Ce qui est préconisé un jour est à combattre le lendemain. Donc, vous renoncez à démêler l’illusion du réel, le faux du vrai, le bien du mal ?