— Nous avons en France une expression triviale qui est : « Ce ne sont pas nos oignons. »
Le prince se lève.
— Eh bien, elle est pleine de sagesse, monsieur San-Antonio.
Il me tend la main.
— Très heureux de vous avoir rencontré. Je vous ferai tenir dans les meilleurs délais les choses que je vous ai promises.
— Je vous remercie, mais c’est inutile, Excellence.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est illogique d’adresser des souvenirs à qui a pour mission d’oublier !
Il me regarde longuement, gravement, puis opine.
— Je pense que vous êtes un être exceptionnel, assure-t-il.
— Je n’ose démentir un homme aussi considérable que vous, Monseigneur. J’aimerais, cela dit, vous poser une ultime question avant de prendre congé.
— Allez-y.
— Pourquoi cette sinistre aventure a-t-elle eu un bordel pour cadre ?
Il ne répond pas. J’insiste :
— Elle aurait pu se passer n’importe où, non ?
Le diplomate a une moue évasive.
— Mon cher, dans mon pays il est dit que l’homme qui meurt dans un lieu impie ne connaîtra jamais le paradis d’Allah. Son décès est honteux et rejaillit sur le souvenir de sa durée terrestre. Je ne sais pas si vous saisissez la portée de la chose ?
— Très bien, réponds-je, cela signifie que l’homme qui est mort dans cette chambre faite pour le péché est banni du souvenir des vivants ?
— En quelque sorte.
Je lui souris et quitte le boxif sans prendre congé de celles qui en font le charme.
FINISSARIUM
— J’ai jamais reçu des fleurs aussi magnifiques, me fait Linda avec un sourire radieux.
Sa réaction me comble. Je m’attendais à une bolée de vitriol dans mon physique de théâtre, mais je la trouve rayonnante, derrière la caisse de son hôtel.
— Pour essayer de me faire pardonner mon lapin, dis-je. Vraiment, ce sont les circonstances. Figure-toi que…
Elle pose sa douce main en bâillon sur ma bouche.
— Chut, Antoine, ne dis rien. Ton lapin de l’autre jour a changé ma vie.
Elle me raconte que pendant qu’elle poireautait à m’attendre, une voiture a stoppé devant elle. Et qui en descend, je me le donne en mille. Hein, qui donc ? Maximilien ! Non, pas Robespierre : Maximilien Lederdut, un ancien condisciple de l’Ecole hôtelière qui était amoureux d’elle. Si ardemment qu’il ne s’est jamais marié. Ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre (ou l’une de l’autre) et ont décidé d’unir leurs destins… Air connu. Musique douce sur chancre mou.
Elle me saute au cou.
— En somme c’est à toi que je dois mon bonheur, car si tu étais venu à l’heure, je n’aurais pas retrouvé Maxi…
Je gratule, effusionne. Vœux de ceci cela. Connasse !
Me casse, tout frileux, tout chemolle : aigre. Ce qu’il y a de chiant avec les gonzesses, c’est que nous ne sommes pas irremplaçables. Sitôt que tu as le dos tourné (ou dix minutes de retard), un autre con se pointe.
Je retrouve Toinet au volant de ma 600 SE.
— Alors, p’pa, elle t’a pas arraché les couilles ?
Illico, je fais le suffisant :
— Manquerait plus que ça, môme. Tu me connais ! C’est pas une gonzesse de mes chères deux qui…
Je n’en dis pas plus. Soudain, j’ai besoin de lui donner une preuve de tendresse, que dis-je : d’amour.
— Tu veux que je te confie un secret, Toinou ?
— Toujours bon à prendre, cher père.
— Non mais : un secret d’État ?
— A plus forte raison.
— Le prince, Machin, comment déjà ? Ah oui : Kanular.
— Eh bien ?
— C’est lui qui a été zingué dans le claque de la mère Mina.
Il ouvre des yeux comme des gyrophares.
— Non !!!
— Si. Le gonzier qui règne actuellement n’est autre que son sosie préfabriqué ; à preuve : ses deux grains de beauté, à lui, sont tatoués. On a fait mourir le véritable dans un lieu impie pour couper court à toute chicanerie.
Je lui prends le cou.
— Raison d’Etat, conclus-je. Conserve ce secret, môme, car nous ne sommes que des lampistes, et les lampistes sont faits pour fermer leur gueule.
Il ne démarre pas, l’héritier, terrassé par ce que je viens de lui apprendre. Il a posé son front contre le rembourrage central du volant qui masque l’air-bag. Ça se bouscule à l’intérieur de sa tronche, comme à la sortie du Palais des Sports après un spectacle de mon fabuleux Robert Hossein.
— Mais pourquoi a-t-on liquidé le vrai prince ? gémit-il.
— Quand on n’est pas content d’une bonniche, on la renvoie, fais-je. Mais quand on n’est pas satisfait d’un monarque, on le bute. Tout a été longuement préparé. Une fois prête, la « doublure » a été « injectée » dans l’univers de Karim Kanular de manière sporadique, pour qu’elle ait le temps d’apprendre son rôle. Quand elle l’a su « au rasoir », comme disent les comédiens, il ne restait plus qu’à « se séparer » de l’original. Alors on a mitonné ce rendez-vous galant, cette mise en scène savante.
— Et le vrai Karim a marché ?
— Un homme de cul marche au cul. N’importe quelle radasse douée du réchaud pouvait en faire ce qu’elle voulait, c’est l’une des raisons qui ont inspiré son assassinat. Un homme qui suit le premier dargif venu n’est plus capable de se diriger seul.
« Lentement, les gens qui avaient décidé d’effacer ce tocard ont préparé son remplacement par un homme sûr. »
Toinet se redresse. Il caresse le gros cuir allemand de la Mercedes, bien grenu, bien épais.
— T’en sais des choses, divin father, jamais personne ne t’arrivera à la cheville.
Un temps. Il se remet les couilles en place. Toujours, les hommes d’action ! Leur problème constant, ce sont leurs aumônières qu’ils grattent et déplacent sans trêve. Les testicules d’un mâle constituent le balancier de sa vie.
— J’ai droit encore à une question, afin de remplir les dernières cases blanches de mon puzzle ?
— Vas-y, je t’esgourde !
— Le garde du corps roux qui gardait le prince chez la mère Pain-de-fesses ? C’est bien le mec que j’ai estourbi au cimetière parce qu’il allait te praliner ?
— Naturellement, petit d’homme.
— Qu’est-ce qu’il manigançait ?
— Bravo pour le verbe, gars : il « manigançait » en effet. Un faux jeton qui a voulu baliser son avenir.
— Affranchis-moi, et ensuite je te paierai un gueuleton dans un fast-food.
— Je préfère régler la note et que tu m’emmènes chez Guy Savoy.
— Comme tu voudras, mais raconte !
— Bien sûr, ce mec était au courant de tout et « couvrait » l’opération du claque.
— Et alors ?
— Ayant « surveillé » la mort du vrai prince, il entendait exploiter le secret de son double par la suite. Seulement, pour cela, il lui fallait une preuve.
— Vu ! trépigne mon disciple.
— Vu quoi ?
— Il en existait une : les photos que le visagiste avait prises pendant les différentes phases de l’opération ?
— Bravo, fiston !
— Les membres du complot ont liquidé ce technicien après son boulot ; seulement ils ont appris ensuite, par l’un de ses proches sans doute, que ce madré chirurgien marron possédait des clichés de son travail.