— Heureux de vous l’entendre dire. Jamais, depuis Vidocq, la Police française n’a eu pour la servir un garçon de votre trempe ; mais Seigneur, ce que vous êtes difficile à manœuvrer. Savez-vous pourquoi ?
— Les raisons sont trop nombreuses pour qu’on les énumère.
— Pas du tout, il n’y en a qu’une : vous êtes un artiste, mon cher, genre rarissime dans la Police.
— Peut-être, admets-je, troublé.
Il achève sa tasse de caoua et consulte sa montre.
— Vous êtes pressé ? je demande.
— Vous avez déjà rencontré un ministre de l’Intérieur qui ne le soit pas ? Écoutez, mon vieux…
Un bip-bip logé quelque part dans son costar bleu-voyageur-de-commerce retentit. Il coule la main dans sa poche et lui ferme la gueule.
— J’ai déjà abordé avec vous le sujet qui me tient à cœur. Mais devant votre manque d’enthousiasme, ne l’ai pas développé.
— La création d’une police parallèle ? soupiré-je.
Il frappe la table du poing.
— Mais sacrédieu, c’est vous qui appelez mon projet de la sorte ! Votre tempérament de grand démocrate qui se fait tout de suite du cinéma et regimbe ! Merde, San-Antonio. Vous m’entendez ? Mer-de ! Me prenez-vous pour un fasciste ?
Je lui virgule un sourire désarmant.
— J’ai pour principe de redouter tout ce qui détient un pouvoir.
— Je me les mets au cul, vos principes, mon vieux !
— C’est bien ce qui me déroute, monsieur le ministre.
Un instant, je crains qu’il ne me balance sa tasse vide dans le portrait. De la vieille porcelaine de Limoges que m’man a reçue de sa grand-mère en cadeau de mariage.
Mais il se contient. Son visage courroucé (c’est pile le ternie qui convient) évoque une bombe dont la mèche aurait fait long feu.
Et puis un miracle s’opère : il sourit. Un bon sourire d’oncle indulgent qui va t’offrir la pute de tes rêves malgré que tu aies ramené un bulletin catastrophe du lycée.
— Écoutez, mon vieux. Vous fermez deux minutes votre grande gueule et vous m’écoutez jusqu’au bout. Ça joue ?
— Je vous en prie.
— Bon. J’ai bien étudié le fonctionnement de votre carrière et me suis rendu à l’évidence : vous êtes une espèce d’anarchiste qui s’ignore ; un farfelu qui croit à la justice ; un battant qui n’emprunte que le chemin des écoliers ; un irrévérencieux qui, parfois, respecte plus ardemment que nul autre. Alors comprenez que je vous propose une police « sur mesure », San-Antonio. Je veux seulement réaliser votre rêve le plus secret : vous faire faire de la police à la carte.
« Rien de fascisant dans cela ; simplement vous avez une plus grande liberté de mouvement pour traiter “certains” cas délicats. Vous allez gagner en efficacité, en rapidité. Je ne vous mets pas sous les ordres de quelque nazi déguisé puisque c’est vous qui dirigerez cette petite brigade spéciale. Vous tout seul ! Un cas embarrassant se présente, je vous le confie et vous le traitez à votre guise. Auriez-vous peur de vos propres réactions ? Si le cas en question vous pose problème, vous le refusez, point à la ligne.
« Vous voyez bien que, dans ce monde de merdeux, nous sommes tous, du bas jusqu’au sommet de l’échelle, ligotés par des contraintes qui s’accentuent chaque jour davantage. Nous en arrivons au point que, si nous voulons conserver un minimum d’efficacité, nous devons agir en francs-tireurs. Bon Dieu ! c’est un comble de baisser les bras devant le crime. Non ? »
Je le considère pensivement.
— Quelque part, vous avez raison, mais le procédé n’est pas démocratique.
— Oh ! merde, il me fait trop chier ! éclate le ministre. Ce type a un pavé à la place du cerveau : il confond fascisme et efficacité. Au cours de sa carrière, il a fait davantage d’entourloupes à la loi que tout le Milieu marseillais, et le voilà qui me brandit le Code civil sous le nez comme un moine du Moyen Age brandissait son crucifix au nez des hérétiques ! Mais, sacré crâne de pioche, pour qui me prenez-vous, à la fin ? Pour Adolf Hitler ?
Il est incandescent, je te jure. Va prendre feu comme un camion d’essence renversé.
J’avance ma main sur son avant-bras.
Et sais-tu ce que je m’entends lui dire ?
— Calmez-vous, monsieur le ministre. J’accepte.
SACREBLEU
« Clinique LONG REPOS ».
C’est écrit en lettres blanches sur un bandeau de tôle, au-dessus du portail. Le panneau est en grande partie bouffé par la rouille. Au-delà de l’entrée, les plantes sauvages ont pris possession de la propriété ; il y a même des touffes d’orties qui montent à l’assaut des fenêtres du rez-de-chaussée…
Celles-ci sont ouvertes. Une voix qui fut de ténor, mais que le beaujolais a transformé en basse noble, interprète le Chant des Matelassiers (ce qui fait passer aux tympans du voisinage un mauvais cardeur !).
Quelqu’un qui s’approcherait apercevrait un gros mec en blouse blanche juché sur une échelle à double révolution. Un seau de peinture bleu espérance est accroché au dernier échelon. Le peintre-chanteur plante son pinceau dans le seau et se met à dégoupiller sa braguette. Il plonge dans le gouffre ainsi découvert et dégage un paf long de quarante centimètres qui ne va pas sans évoquer le tuyau d’une colonne à essence. La bête débusquée de son terrier possède une grosse tête écarlate coiffée d’un casque à l’allemande. Le peintre braque sa lance en direction de la fenêtre dont trois mètres le séparent et entreprend d’arroser la touffe d’orties mentionnée au début du présent chapitre. Il ne cesse pas de chanter son hymne à la vie :
De toute beauté. Victor Hugo, à Guemesey, n’a jamais fait mieux.
L’urineur-sur-échelle-à-double-révolution jouit d’une pression en comparaison de laquelle celle du jet d’eau de Genève ressemble à une miction de vieillard prostatique.
Comme, chez lui, les fonctions libératrices s’exercent à l’unisson, il célèbre la gloire de son pissat d’un pet de grand séisme dont les échos vibrent longuement dans la pièce vide.
Sur ces entrefesses, une petite dame un peu boulotte s’inscrit sous le jet dont le soleil gratifie la belle couleur ambrée. Elle porte une minijupe beigeâtre qui ne dissimule pas grand-chose de ses cuissots, une jaquette rouge vif sur un chemisier que ça représente des iris sur fond rose. Très charmant. Elle est blondassouse, coiffée court et frisottée du devant ; son regard est plus bleu que les fleurs du corsage et sa petite bouche ressemble au trou du cul d’une rosière en train de péter.
— Bonjour, mons…, commence l’arrivante.
Mais constatant le surdimensionnement de l’organe-compisseur-d’orties, elle se tait, bouleversée par tant de munificence.
— Mon p’tit chou, fait l’urineur, v’devrevriez vous mett’ un peu d’côté, biscotte que quand la pression baissera, vous risquereriez d’faire arroseser vot’ mise en plis.
Mais l’arrivante n’écoute pas. Elle est tellement abasourdie par le phénomène que son ouïe prête main-forte à sa vue et lui sert momentanément à regarder.
Le peintre décrit un arc de cercle pour épargner l’ondée de fin de miction à la visiteuse et remet en place le monument qui lui a servi à libérer sa vessie surmenée.
— Vous cherchez quoi t’est-ce, mon trésor ? s’informe-t-il.
— J’ai vu que la clinique venait de rouvrir, fait la visiteuse, et comme je cherche un docteur…