— Après avoir évacué les corps ?
— Non, monsieur le directeur, je n’ai touché à rien, n’ignorant pas combien sont importantes les premières constatations.
— Tu sais que tu es génial, dans ton genre ?
— J’aime mon métier et je le connais, dit-il avec une telle noblesse que j’en urine dans mon slip.
ALLONS DONC
C’est triste, un bordel en deuil. Une impression de cataclysme, ça donne.
Madame, vêtue de sombre, est prostrée comme une veuve de fraîche date. Trois « jeunes filles bien » lui tiennent compagnie au salon en feuilletant des magazines. Mais ni les pertes blanches de la cour britannique, ni les réceptions de la Maison également blanche, ne sollicitent leur intérêt. Elles illustrent ce vers de La Fontaine dans « Les animaux malades de la peste » : « Plus d’amour, partant, plus de joie ».
Ce jour en berne est aussi, inévitablement, un jour de relâche : fermé pour cause de menstrues collectives !
Un gars des Renseignements généraux lit Paris-Turf dans l’antichambre en mâchant du chewing-gum, ce qui fait un bruit de cuissardes de pêche détrempées.
En m’apercevant, il se lève pour un semblant de garde-à-vous, articule « Mes respects, monsieur le directeur », comme on le lui a appris aux cours du soir et en glaviote sa gomme sur le tapis.
Les lieux dégagent cette saine odeur d’encaustique et de draps enfoutraillés des claques jadisieux. Ça sent le renfermé aussi, comme tous les endroits d’où le soleil est proscrit. Cela dit, c’est confortable, douillet, sans fautes de goût excessives.
On comprend que des hommes d’affaires excédés, des époux délaissés et des intellectuels déprimés par leur manque d’inspiration viennent y chercher un peu d’oubli. De nos jours, le citoyen doit trop tenir sa droite et s’arrêter aux feux rouges ; trop régler de factures à dates fixes ; trop se soumettre à des gens et à des lois. Il a besoin de balancer un peu de vapeur en douce pour ne pas sombrer. Le pince-fesses discret de Madame lui fournit l’exutoire de première urgence qui lui évite d’imploser. Il tient le coup parce qu’il le tire. Se faire vernir la sentinelle suisse est son seul abandon. Ici, il ose oublier, l’espace d’un orgasme. Il n’a pas honte de ses fantasmes et les exprime bien haut. S’il aime qu’on lui lèche les gros orteils, il le clame. Le doigt dans l’oigne, la langue de velours et mille autres requêtes d’apparence saugrenue lui sont faciles à exposer. Il paie pour, comprends-tu ? Y a pas à se gêner, c’est tout bon. Quelques fafs prélevés sur l’héritage en devenir de ses enfants et il peut se faire lichouiller le sous-couilles, demander à deux dames de se crougnouner la ligne médiane, si un tel spectacle l’inspire. Il emmerde son épouse revêche, ses pairs, leurs paires, la République une et invisible. Tu sais quoi ? Il est libre !
En m’apercevant, Madame se précipite, devinant tout de suite en moi l’homme cheville. L’important.
Bonne tenue. Une femme opulente, teinte en acajou cendré. Maquillage mauvissant, assez discret.
Chez ces personnes qui ont fait carrière dans le cul, l’expérience est si affûtée qu’elles jaugent l’arrivant de fond en comble, d’un premier regard.
Ainsi, Mme Mina réalise-t-elle, en moins de quatre secondes, que je suis un homme porté sur la chose, doué d’un solide tempérament de queutard, qui ne se laisse pas aisément vendre un paillasson pour un Chiraz, qui raffole de la vérité, sait l’exiger le cas échéant, perd patience rapidement, impose son point de vue en employant les grands moyens si nécessaire et ne s’emberlificote jamais dans les préjugés.
Elle me sourit doux, à grand renfort de molaires titrant leurs dix-huit carats, et une langueur femelle embrame ses prunelles alourdies par une albuminerie chronique.
— Est-il possible de se ménager un tête-à-tête ? lui demandé-je après avoir touché sa main potelée de vieille madone adonnée aux féculents.
— Mais naturellement, susurre la duègne du cul en congédiant ses pouffiasses d’un geste blasé.
Elle ajoute :
— J’espère qu’on va rapidement faire le nécessaire à propos de… de ces gens d’à côté ? Vous vous rendez compte qu’ils sont là depuis…
Je me laisse tomber sur un siège hélicoïdal nommé « conversation ».
Au lieu de prodiguer les promesses qu’elle escompte, j’attaque, plus grincheux qu’un marchand de cigares que ses assureurs ont contraint à faire ignifuger ses stocks :
— Qui sont les gens d’à côté ?
La bordelière éploré du mufle et de la voix :
— Elle, je ne la connais pas. Lui, c’est un habitué. J’ai vu un jour sa photo dans un magazine. J’ai ainsi appris qu’il était ambassadeur et prince arabe.
— Vous le voyiez souvent ?
— Disons en moyenne une fois par mois.
— Depuis longtemps ?
— Ça doit faire la deuxième année.
— Si je comprends bien, il amène son manger ?
— Toujours.
— En ce cas, pourquoi aller dans un bobinard et non à l’hôtel ?
— C’est-à-dire qu’en cours de séance, il fait appel à de la main-d’œuvre qualifiée.
— Pour résumer, il arrive avec une petite sauteuse qu’il a levée quelque part, l’entreprend, et quand la fille est « à point », il a recours à des professionnelles pour des ébats plus techniques ?
— Voilà qui est bien résumé, admet Madame qui a conservé l’habitude de lécher, bien que n’étant plus participante.
— Comment se sont déroulées ses précédentes prestations chez vous ?
— Le mieux possible. C’était un homme très « porté » mais bien élevé. Il exigeait beaucoup et payait largement. Nous n’avons jamais eu le moindre problème avec lui. Il arrivait, escorté de son garde du corps, qui n’était jamais le même.
— Celui-ci consommait, en attendant son boss ?
Elle sourit.
— Jamais ! Ça devait lui être interdit. Il restait assis dans l’antichambre, sur le siège qu’occupe le policier en ce moment. Il sortait un livre ou un journal de sa poche et lisait pendant tout le temps que son maître passait chez moi. Les cris de ces dames le laissaient indifférent ; c’était, chaque fois, une espèce d’intello que le monde n’intéresse pas.
Je crois assister à la scène. Ces garçons B.C.B.G. lisant à quelques mètres de la pièce où se perpètre une enfoirade perverse, sans broncher, voilà qui est étrange.
— Un Arabe, ce garde du corps ?
— Pas le dernier, mais alors pas du tout. Un type roux, aux yeux clairs.
— Il existe des Arabes roux, fais-je-t-il.
— J’ignorais. En tout cas, ce gars ressemblait plutôt à un Anglo-Saxon. Il ne parlait presque pas, le peu que je lui ai entendu dire, il le prononçait avec un accent étrange.
— D’où, selon vous ?
— Pas anglais, peut-être Scandinave ?
— Arrivons au drame.
J’ai usé de ce cliché pour recycler la dame qui avait des velléités littéraires.
— Eh bien, ils sont arrivés, tous les trois. Le couple est entré dans la chambre habituelle.
— Le diplomate avait réservé ?
— Depuis la veille.
— Ensuite ?
— J’ai fait porter le champagne. C’était réglé comme du papier à musique.
— D’où provenait-il ?
— De mon réfrigérateur.
— Qui l’a servi ?
— Miss Cannelle, notre femme de chambre noire.
— Quelqu’un a-t-il eu la possibilité de placer une bouteille « trafiquée » dans votre frigo ?
— Quelqu’un… Vous voulez dire de la maison ?
— Un familier ou un étranger, naturellement.