Ou derrière un âne. Chaque paveton est pour elle un obstacle, chaque tour de roue un martyr… N’empêche que j’atteins le bord de mer. La petite Fiat trace en direction du port. Elle passe la grille monumentale closant icelui, et, je le présume, fonce vers la gare maritime. Moi je cigogne (puisque je suis de retour) la manette d’admission. Elle admet pas grand-chose. La Vespa me pète au nez. S’enroue, trépide et menace de déclarer forfait si je la sollicite davantage.
Le quai blafard, avec des lampadaires espacés. La mer, à gauche, secouée de grandes dégueulées d’écume. Les grues, façon Carzou. Les grands barlus mastodontes, formidables dans l’ombre. J’avise un pétrolier russe, tout noir, que la faucille-marteau scintille en doré sur une bande rouge… Et puis le beau Thermos blanc, tout de suite après, qui, de nuit, ressemble de plus en mieux à un immeuble.
Comme je parviens à la grille, j’aperçois la Fiat qui démarre de devant la gare maritime. Y’a plus qu’un mec à l’intérieur. L’autre est descendu. Je l’avise, là-haut, sur la passerelle reliant le Thermos au bâtiment des douanes. Il s’engouffre dans le barlu. Moi, je veux couper la retraite au chauffeur. Il m’avise, décrit un magistral crochet, me laisse dans le vent, et se tire à fond la caisse.
Vouloir le poursuivre dorénavant serait utopique. D’ailleurs le bateau appareille dans une petite heure et je n’ai pas intérêt à me flanquer dans cette patouille. Je vais remiser ma (si je puis dire) Vespa entre deux camions parqués sur l’esplanade, je rajuste ma mise et pénètre dans la gare.
Le grand escalier. Une salle immense, neuve, avec une gigantesque maquette de je ne sais quoi, des bureaux de douane et de change fermés. Sur un banc de marbre, un douanier lit Palerme-Soir en crachotant des molécules de salami. Je lui tapote le revers du baveux.
— Mande pardon, vous avez vu l’homme qui vient de passer ?
— Quel homme ?
— Mais si, à l’instant…
Il hausse les épaules et dit en reprenant la lecture de son feuilleton, là que la jeune héroïne arrive au château, sortant de l’orphelinat, pour vivre chez son vieil oncle sadique qui va lui pousser un braque commak dans le mirliflot en attendant que le jeune médecin du village tombe amoureux d’elle, il dit, le douanier :
— S’y fallait regarder tous les passagers qui rejoignent le bord…
Et v’là qu’il rote sur les lignes racontant le méchant oncle avec son chibre déjà frétillant sous sa robe de chambre à brandebourgs (le con sert tôt, brandebourgeois), se pourléchant, le vieux salingue devant la poitrine bien drue de la nièce qui a drôlement poussé depuis la mort de ses parents dans ce stupide accident de chemin de fer qui fit 78 morts, dont le mécanicien qu’était père de neuf enfants.
Vaincu par son inertie, j’embarque la mienne à bord du Thermos.
CHAPITRE IV
DANS LEQUEL
JE COPULE AVEC UNE FILLE
— Je suis le nouveau, dis-je au garçon de cabine auquel m’a confié quelqu’un du pont Information.
Il me salue aimablement. On dirait Titin. Il porte un maillot rayé par-dessus son accent marseillais et il a une dent en or dont il se sert pour sourire. C’est un petit mec sympa, avec de l’albuplast sur l’avant-bras histoire de dissimuler certaine partie de son tatouage représentant deux matafs dont l’un sodomise l’autre en camarade.
Mes bagages sont là, qui m’attendent.
Le gars attend, quant à lui, son pourliche. Je lui donne de quoi finir d’élever sa vieille mère et payer la dernière traite de sa voiture ; ce qu’il me sait un gré bruyant avant de se retirer.
Le temps de passer mon costar le moins froissé, ma limouille la plus blanche, ma cravate la plus neuve, et je quitte déjà ma cabine pour aller à l’assaut des lieux de plaisir du bord.
Au même pont que ma crèche, se trouve le grand salon, qui se différencie de la gare Saint-Lazare en cela qu’aucun train ne s’y arrête. Des messieurs contents d’eux, de la vie, de leur position sociale, de leurs bajoues, de leurs beaux costars, de leurs jolies dames convoitées, de la croisière et de la France, boivent des alcools détaxés en écoutant niaiser un vieil animateur pour noces et banquets de grande banlieue qui est à Guy Lux ce qu’un comprimé d’aspirine est à l’hôpital Beaujon.
L’euphorie est à l’ordre de la nuit. On comprend tout de suite, en mettant le pied ici, que le navire est bourré de gens heureux qui se prennent pour Surcouf et dont les deux préoccupations sont de manger un maximum de choses pour le même prix et de baiser un maximum de personnes de sexe opposé ou semblable dans un minimum de temps. Les dames travaillent de la guêpière, les messieurs du madrigal. Y’a ping-pong-lotos : « Regarde comme je te regarde ! — Et moi, gros connard ! Je la devine grosse comme un bâton d’agent, ta bitounette ! — Tu dois limer superbe, ma gosse ! — Mieux que ça encore, baluche, la mer me porte aux sens ! — Quand t’est-ce on s’ voit ? — Largue ta mémé, je te rejoins devant les lavatories, on arrangera notre petit planinge marin. — Tu crois qu’on trouvera où se mettre ? — N’ t’occupe, j’ai un cocu bridgeur… »
Textuel.
Dans leurs falots, je repère ce dialogue des carmélites. Ils ont le regard navigateur, les bonnes gens. C’est la bath nébuleuse. La grande ourse soulignée néon. Ils traînent des feux de position au calbute : bâbord-tribord. Ça qui les envape surtout : le terme marin. Ces avatars ambulants filent trente nœuds (compliment, chère Maâme), trouvent que leur barlut prend de la gîte (d’ailleurs, ils disent DU gîte. Y’ a des mots qui, comme des hommes, ne respectent pas leur genre) et se complaisent à gravir l’échelle de Beaufort (dont tu as le barême sur le dépliant du bateau). Ils regrettent de plus pouvoir se gaver de mâts de misaine, de grand cacatois, de hune et hautres… Et quand ils se rendent au pont Sabord, ils se pognent en loucedé, tellement que ça les fait goder, de pouvoir arpenter un tel mot, aussi bien marin, aussi autant célèbre et rude et chargé de sel et tout ruisselant d’embruns que de le prononcer, d’instinct, on cherche la grande ourse, mille sabords de merde ! Ah ! l’aventure maritime, de nos jours, c’est quelque chose. Y’ a du serpentin autour de la barre mais ça reste impressionnant. Tiens, le pont Batterie ! C’est le pur orgasme. Coquette défouraille toute seule dans leurs guenilles. Le pont Batterie ! Ils s’imaginent Jean Bart. « Pare à virer ! Première bordée ! Feu ! ! ! » Ça leur fait sentir la poudre. C’est sexuel comme sensation.
Je traverse le grand salon jusqu’au bar du fond, derrière lequel des serveurs en veste rouge contemplent d’un œil blasé leur chargement de connards.
— Un punch planteur ! commandé-je.
L’animateur a fini de déconner et une petite formation déforme de la musique en produisant un maximum de bruit. Tout en éclusant mon breuvage, mon regard se promène de table en table. Voilà, mon petit San-A. le problème est posé, les cartes étalées. Tu as les données suivantes : une petite allemande super-limeuse que des vilains pas beaux veulent assassiner se trouve à bord, en compagnie de son époux. Un monsieur qui s’est permis de détruire un immeuble entier et ses occupants pour être sûr d’avoir ta peau (il semble la vouloir depuis mon voyage en calèche avec Yuchi) également. T’ ajoutes Bérurier, embarqué à Marseille, lui et qui a dû commencer à planter des jalons. Le tout sur tourbe d’oisifs épris de navigation ! Tu donnes trois coups de sirène et l’affaire la plus mystérieuse de ces dix dernières années appareille.