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Alors je continue de courir, passant devant des mausolées garnis de photos, de dorures et de lampes allumées. Une espèce de chapelle s’élève au centre du cimetière. J’y vais. L’atteins. Y pénètre. Un vieux moine bedonnant et plus barbu que Karl Marx somnole sur un prie-dieu ; son chapelet lui pend entre les jambes. Nous le considérons sans qu’il ouvre un store. Je file un tour de la formidable clé à la serrure, puis regarde autour de moi. Une statue de la vierge qui doit remonter au moins à 1974 nous sourit aimablement, le côté : « C’est gentil d’être venus, installez-vous, on va vous servir tout de suite. » Nos deux respirations font un bruit de scie circulaire mordant dans un nœud de chêne. La chapelle est minuscule. Claire, dorée, fleurie. Bath maisonnette de vacances pour le Seigneur. Avisant une porte, à droite du chœur, je décide d’aller voir de l’autre côté s’y je peux y être. Elle obtempère. Sacristie de sacristie ! Une autre lourde. Verrou. Je tire. Ça joue. Escalier. Sombre, dark ! Cul de tunnel dans le derrière d’une grotte. Passez, Yuchi ! Elle passe. Si c’est pas malheureux, avec un jeu pareil !

Descente à pic, et qui tombe comme. On « interrit » dans un souterrain. Visqueux ! Salpêtre ! Cloporte ! Cloaque ! Chapeau cloaque ! Obscurité absolue qu’à force, un ver luisant ressemblerait à un projo de D.C.A. Mon briquet ? Il bat le beurre ! Nothing ! Zob ! Alors je tâte à tâtons. C’est quoi, ça ? Les nichons de Yuchi. Pas le moment. Ah, v’là la paroi, suintante comme une chaude-pisse. Plus froide. J’avance. On n’entend rien. Qu’est-ce qu’ils décident, les guérilleros ? Je marche à borgnon, mains en avant. La Yuchi me tient par l’épaule, comme quand on fait la sarabande de cons, à la fin de la noce en chantant « Bonsoir M’sieurs dames, bonsoir… ». Seulement je ne suis pas à la noce. L’ange des ténèbres, you know ? It’s me, dearlinge. Suivez le guide à grande vie, la vie à grandes guides. Mets tes mains en haut du guidon. Dix pas : dix mètres ; vingt pas : dix-neuf mètres (j’en ai fait un petit, because un obstacle monolithique). Et ça, c’est quoi ? Du belge ? Non : une porte à claire-voie, mais une claire-voie qui voit rien. Bois épais, rugueux, que mon nouveau coup d’épaule laisse de marbre, alors tu juges, pour du bois, hein ? Faut recourir à sésame. Doit bien nid-avoir une serrure ? Je palpe. Non : un cadenas. Du morcif d’avant-guerre (je cause de la guerre de Succession d’Espagne). Pour lui venir à bout, faut dix forgerons en ordre de marche avec leurs enclumes. Je décourage quand un proverbe me revient à l’esprit. Il est j’ sais pas quoi d’origine. C’est p’ t’être les sentences à Sophie ? Il dit comme ça : « une chaîne n’est forte que par son maillon le plus faible ». Cette rouille accumulée qui bloque irrémédiablement le cadenas a bien dû ronger la chaîne, non ? Je chope celle-ci par légères fractions. Et je tords à m’en décamouiller les bagoules. Une, deux, trois fois. Je t’ai dit que le 4 était mon chiffre ? À preuve, je perçois un clac, très net, caractéristoque, quoi. Palpe fébrile, vu que là-haut, ça remue-ménage. Fectivement un maillon vient de faire son infarctus. Je décroche le toutim. La porte est quasiment bloquée. Je pousse : fallait tirer. Je ravise, tire, ça vient ; de ce fait, nous, ça part. On passe.

V’là un grand couloir très très sombre, mais c’est plus la totale obscurance. Un embryon de brouillon de projet de vague lueur y filtre, ou bien y sourd, pour ceux qui portent un appareil acoustique.

Une dévalade dans l’escadrin qu’on vient d’emprunter (et de restituer avec ces scrupules qui nous honorent). Les fumelards se pointent. Eux, ont des loupiotes que leurs faisceaux dansent dans le noir qui, de ce fait, ne l’est plus. Autant que j’en peux juger, le couloir qu’on a débouché est infini. Je distingue des caisses rangées le long du mur.

— Planquons-nous, intimé-je à Yuchi. Sinon ils vont nous avoir.

Grâce à l’espèce de début de clarté, je distingue les contours d’un énorme coffiot. Il a un couvercle démantelé, que je soulève.

— Vite, filez-vous là-dedans et ne bronchez plus !

Elle fait.

Moi aussi. Ça paraissait vide à l’intérieur, mais ce ne l’est qu’incomplètement car je sens des étoffes et des espèces de morceaux de bois.

On retient son souffle.

Des pas en frénésie, clap, clap, clap, clap… Comment que ça fonce, Alphonse !

Les meutes poursuivantes sont généralement silencieuses. Y’ a le bruit de leur course et rien d’autre. Pas un cri, pas un aboiement. Nos courseurs foncent dans le couloir. Je les entends décroître et embellir. Tant mieux. Pas une seconde, ils n’ont pensé qu’on pouvait s’être planqué tout de suite au déboulé de l’escaloche. Alors ils se dispersent dans les profondeurs. Leur galop, réverbéré, fait un bruit d’orage en régression. Et puis le silence, un silence gluant, malodorant, poussiéreux. De mort, tiens, je te le dis carrément. De mort…

— Vous croyez qu’ils ont filé ? chuchote ma camarade de coffre au bout d’un long moment.

— C’est peut-être une ruse, je lui soupire, restons tranquilles.

Alors du tempo s’écoule. Pour le passer plus confortablement et aussi, redoper la pauvrette, je lui roule des galoches printanières. La promiscuité pousse au marivaudage. Le farniente encore plus et l’obscurité donc ! Ce qui doit arriver se produit, je la rebrosse à la silencieuse, Yuchi. Façon pacha. Le gus qui lime pendant la sieste en fumant son narghilé. Le léger mouvement qui enflamme tout. Qui t’énerve le désir et te l’assouvit au ralenti. C’est-à-dire le pied feutré, quoi. Mais très admirable quand il se déchausse. Elle en roucoule de bonheur, ma gente teutonne. Ce petit coup impromptu, paresseux extrêmement, rien qu’en duvet de bonheur, lui met la nervouze en survoltage.

Le danger omniprésent accentue les sensations. Le peu qu’on remue déplace une âcre poussière qui nous donne envie de tousser. Je poursuis mon imperceptible massage si tant bien qu’à un moment, la gueuse me cramponne le derche et m’y plante ses ongles de toutes ses forces, signifiant par là qu’elle spasme somptueusement. J’en profite pour lui régler mes arriérés, et je me dis qu’on pourrait peut-être refaire surface. À peine je te prends cette décision hardie, mais inéluctable, qu’une vive lumière se répercute jusque dans l’intérieur de notre grosse boîte (en anglais, big box). En même temps j’entends grouiller des pas, des voix. Râpé. On a été eu. Ces vaches ont compris qu’on s’était placardé dans le couloir et ils sont revenus avec des projos et du renfort conséquent. À quoi bon lutter ?

— Rendons-nous, on verra bien, dis-je à ma petite sardine (on a été en boîte ensemble).

Du dos, je soulève le couvercle et me relève.

Alors là, fayot, se place un épisode qui comptera dans l’histoire santantoniaise. Du never vu, du tout beau grand spectacle, de l’extra dûment mitonné. Ça se met à basculer sous ta coiffe bretonne. T’as quelques secondes d’incomprenance. Tu te demandes. T’interroges les astres.

Figure-toi que je découvre un truc-machin encore jamais visionné par l’œil du commissaire. Tellement bizarre que je me demande comment faire pour te raconter, bien t’espliquer le topo. C’est si rarissimement fortuit. Si étonnamment brindzingue…

Voilà, le couloir est éclairé. Pas par des projecteurs, mais par des rampes lumineuses. Et y a plein de gens en baguenaude : pas des malfrats, des touristes en chemisette, avec des Kodak, des Rolleiflex pas plus Nikon que d’autres sur le poitrail. Ils crépitent du flash. S’interpellent, exclament, esclaffent, brament, tonitruent. Ce qui motive leur surexcitation ? Des cadavres, mon bon ami. Des centaines, des milliers de cadavres accrochés aux murs du couloir, empilés dans des niches. Des cadavres de gens habillés en costumes d’une autre époque, que dis-je : de z’autres z’époques. Y’ a des curés bien honnêtes, des nonnes bien nonnettes, des bourgeois décalés, des militaires, des manants, des commerçants, des tire-laines… Momifiés, tous avec la peau sur les os, littéralement. Devenue parchemin, cette peau. Les dentures ébréchées ricanent. Les orbites sans yeux te fixent droit à l’âme. Ils ont les mains devant eux, ces braves gens. La peau des doigts comme un gant vide, tout racorni, biscornu, jaune-verdâtre, brun lépreux. Les fringues, comme les carcasses, partent en charpie. Partout que tu regardes, ils sarabandent. Des milliers, je te dis. Notre couloir se jette dans un autre, qui, vraisemblablement, en enquille d’autres encore. Infinis… Les mecs suspendus. On devine des messieurs, dames, enfants… Rigolards, contents d’être morts et là pourtant, en compagnie de ceux qui vont leur prendre la relève bientôt, quand ils auront fait développer leurs putains de pelloches truffées de bourdises. Une population. Une ville… Des messieurs-dames du jadis, secs et craquants. Ils seraient vrais squelettes, ça ne produirait pas le même effet. Un squelette, c’est rien de plus qu’un noyau d’homme, une arête. Le gus, ce qui l’exprime pour de bon, c’est sa viande. Là, comprends-tu, il en reste. Une momie n’est pas un squelette, mais un homme mort, nuance. La viande, même parcheminée, conserve l’expression. Elle raconte une histoire. On différencie encore ceux qui furent nantis des autres. Ceux qui eurent l’autorité et ceux qui courbèrent l’échine. Ceux qui se firent bien reluire et ceux qui se desséchèrent déjà de leur vivant. Ils incitent à la modestie, ces gens, cette ville accrochée à des clous, mains pendantes, tronche inclinée comme pour se dorloter la mort sur l’épaule, gentil oiseau perché. Effarant… Et dans un sens assez beau. Beau parce qu’image d’union, de solidarité. Dans le fond, on a tort d’isoler les macchabes en les filant dans des trous individuels. On devrait les laisser en groupe. Là, c’est un Palerme d’autrefois qui continue. Je pige qu’on est dans les catacombes de la ville et des réminicences de Guides Bleus me revenant, je comprends que ces morts entassés, cette sarabande prodigieuse, est une attraction pour touristes. Conservation des défunts à cause de l’air très sec. Momification. XVIIe, XVIIIe siècle. Nous voyez ci accrochés cinq, six mille… Ils restent encore parmi nous, ces chéris. L’air de nous dire : « Ben quoi, c’est ainsi, paniquez pas. Votre tour viendra, il est déjà venu puisque vous êtes nés. »