— Venez, mon petit cœur, dis-je brusquement car ce moment d'abandon m'a donné le goût de l'action.
— Où m'emmenez-vous, Tony ?
— C'est vous qui allez m'emmener. Je voudrais repérer le camp américain, car tout à l'heure, Béru et moi avons été accaparés par d'autres tâches.
Dit, ça me réussit le Viêt Nam, on dirait. Voilà trois plombes que j'ai débarqué et je me suis déjà offert de sérieuses parties d'extase.
Le taxi nous stoppe non loin de l'entrée du camp. Celui-ci est situé entre le quartier Ho-Kelkon et la place Hono-Mathô-Pé sur une vaste étendue bordée par le fleuve d'une part et la rizière de l'autre. Les U.S. men ont placé des barrières de bambou contre les fils électrifiés, de manière à boucher la vue. Effectivement, rien ne manque pour assurer la sécurité du camp : ni miradors, ni bazookas, ni mitrailleuses et surtout pas les factionnaires.
Nous nous mettons à contourner le siège des troupes ricaines, en marchant bras dessus, bras dessous, comme un couple d'amoureux soucieux de faire un peu de footing entre deux parties de scoubidous.
— Vous voyez bien qu'il n'y a rien à espérer, lamente Laura après que nous ayons parcouru le périmètre complet.
Au lieu de lui répondre, je mate les environs, dos tourné au camp. Au nord il y a un immeuble lépreux au fronton duquel clignote l'enseigne au néon d'un hôtel. A l'ouest se trouvent des docks bordant le fleuve, et au sud s'érigent les ruines de l'ancienne préfecture de police, le palais Houédonk-Pâpon, qui fut dynamité une première fois par les nords-vietnamiens le jour anniversaire du poisson rouge à vessie natatoire incorporée, puis, une seconde fois pour la fête du Têt Deu-Kon.
— Venez, Laura ! ?
— Où ?
— A l'hôtel !
Elle fronce les sourcils.
— Oh, Tony, vous êtes insatiable ! Ne croyez-vous pas que…
— Il ne s'agit pas de ce que vous croyez, ma chère amie.
Je frappe sur l'étui noir de mon appareil mystérieux qui intrigua si fort Béru, et dont j'ai eu soin de me munir à toutes fins utiles, pour le cas où il me deviendrait utile, ce qui est toujours une possibilité dont il faut tenir compte lorsqu'on… Et puis, flûte ! Je voulais essayer de faire une longue phrase, style Académie française, avec des ramifications, des correspondances, mais décidément c'est pas mon genre. La littérature américaine nous a apporté la phrase courte et percutante ; ce qui fait que le style s'est modifié. Messieurs les ciseleurs de fresques ont remisé leurs paragraphes accordéoneux. Le lecteur moderne n'a plus le temps de se farcir des longues tartines à changement de vitesse. On assiste à la mort du point virgule, les gars. Il s'atrophie, redevient virgule. Un sujet, un verbe, un complément à la rigueur, et allez, roulez ! Notez que le complément devient une denrée rarissime, un luxe. Je vous prends une phrase moderne : « La nuit tombait. » Je connais une gonflée de nouveaux romanciers qui s’en contentent. Ils s'en branlent l'énergumène sur tige télescopique de la façon dont elle choit, la nuit. « La nuit tombait », pas besoin de préciser si c'est rapidos ou mollement, dans des brumes ou du soleil apothéoseux. Chacun imagine selon ses goûts. Le vrai complément, de nos jours, en littérature, c'est le lecteur. Les bouquins deviennent des albums à colorier. Bientôt ça va être réglementé sévère, la lecture. Faudra passer des tests, obtenir des permis pour pouvoir s'y adonner. Et encore y aura des catégories. Vous aurez votre permis de lecture tourisme, ou votre permis de lecture poids-lourd. Tout ça je le prédis, vous verrez !
Qu'est-ce que je disais ? Vous me faites digresser, c'est pas honnête. Ah oui : Laura et mézigue, à l'hôtel Tû Trich Kang Tû Jouy, une boite d'avant-dernier ordre.
On pénètre dans une espèce de salle commune, bourrée de matafs de la Navy, blancs comme des peintres en bâtiment, mais beaucoup plus bourrés.
Je sais pas si c'est pour réagir contre l'immaculé de leur uniforme, mais ils sont toujours noirs, les matafs amerloques. A terre, il leur faudrait un radar tout comme à bord. J'en ai vu des bouilles de dégénérés dans ma vie bourlingueuse, mais jamais autant que dans la Navy. Des microcéphales, des macrocéphales, des brachycéphales, des dolichocéphales, une vraie collection, je vous jure ! Chez nous, des mecs avec des tronches pareilles, on les colle dans des bocaux ; les Ricains, eux, ils les flanquent dans la marine où on les fait fonctionner au sifflet, comme des clébards et où toujours comme des clébards, on leur file des coups de pompe dans le derche.
Ces gentilhommes des mers font un foin du diable dans le bistrot. Ils sont alignés le long du comptoir, comme ils s'aligneront un peu plus tard devant un mur afin de souscrire à l'opération inverse. La même attitude pour boire que pour pisser, avouez que c'est triste ! Derrière le long rade laqué, j'avise deux singes. Le premier est attaché au mur par une chaînette, le second sert de la bière aux clients. Le premier est ouistiti de son état, et le second cabaretier ; c'est en cela qu'ils se différencient. A part ça, ils se ressemblent comme deux frères qui se ressemblent, sauf peut-être que le ouistiti est un peu moins poilu que le bistrotier.
C'est rare, un Asiatique velu, non ? Moi, tous les Jaunes que j'ai rencontrés étaient imberbes comme des pendules Louis XV. Dans tout ce bouzin, je me sens pas bêcheur, avec ma ravissante Laura au bras. Les gagas de la marine se mettent à la siffler, à la toucher, à lui faire des gestes honteux qui ne font pas étinceler mon standing. Seulement faut savoir si je vais me mettre sérieusement au turf, ou bien engager une nouvelle guerre au sud du 178 parallèle (d'infanterie de marine).
Je m'approche du singe-taulier et je lui demande s'il pourrait, moyennant finances, nous louer une piaule de son Pâlace, de préférence à l'étage le plus élevé.
Il me considère avec cette attention soutenue, qui rejoint presque la fascination qu'ont les messieurs devant une Ferrari et les dames devant un miroir. Puis il décide que je suis un client possible et me demande pour quelle durée je souhaite devenir son locataire.
Je lui réponds, l'honneur de Loura dût-il en souffrir, qu'une petite heure sera grandement suffisante. En vertu de quoi il me donne une clé et le conseil de prendre garde au tapis de l'escalier qui est décloué entre le second et le troisième étage.
— Je ne comprends toujours pas, me dit Laura lorsque j'ai refermé la porte de la chambre.
— Je vais vous expliquer, ou plutôt vous démontrer, mon petit.
Je chique au désinvolte, histoire d'effacer mes suprêmes remords. La piaule est navrante, propre à inspirer des comédiens qui répèteraient Huis Clos. Un lit de fer rouillé, avachi, recouvert d'une étoffe suspecte, souillée, honteuse et pleine de miettes à ressorts. Une chaise en bambou. Un placard d'orner, planté de guingois entre la porte et le lit. Vous mordez le topo ? C'est pas l’endroit idéal pour se remettre d'une dépression nerveuse.
J'entreprends de déballer mon matériel. J'ai l'air du petit plombier venu réparer la fuite de madame. Je sors de ma mallette une espèce de pistolet auquel s'ajuste une lunette de visée et, parallèlement à la lunette, un micro effilé. Un fil souple relie la crosse de ce fin pistolet à un potentiomètre à alvéoles vermifuges, ce qui lui assure une induction sous-cabrée et un prédéterminisme constant. Je branohimouille le foufirazeux ostentatoire et je coiffe un casque d'écoute.
— Mais que faites-vous donc ? s'exclame Laura qui suit attentivement mes faits et gestes.
Au lieu de lui répondre, je vais à la croisée et je m'embusque derrière le rideau haillonneux pour pouvoir braquer mon appareil en direction du camp sans me faire repérer. Grâce à la lunette, je parcours de l'œil chaque détail des bâtiments. Je détecte le cantonnement, les entrepôts, les garages, les burlingues, la coopérative, le bloc sanitaire, la salle de projection, la piscine couverte, le karting, la buanderie, le gymnase, la chapelle, le terrain de baise-bol, le stand de tir, la piste artificielle de ski nautique, la cantine, la distillerie de Coca-cola, la salle de lecture où sont réunies toutes les grandes publications qui forgent l'intellect américain (Play-Boy, Mickey, Men Only, cite…), le Luna-Park, l'abri anti-atomique (des fois que les Chinetoques seraient en avance sur l'horaire), la salle des cartes (tarots, canasta, etc…), le chenil, la banque, la succursale de la General Motors, celle de Ford, le magasin à gadgets et enfin la prison. Celle-ci se trouve à l'écart du camp. Elle forme une enclave car elle est isolée par un très haut grillage hérissé de pics aussi pointus que celui de la Mirandole. Cette précaution pour compenser le fait que le bâtiment réservé à la détention est de plain-pied. C'est maintenant que mon appareil va vraiment remplir son rôle. Je vise la première fenêtre du bâtiment et j'appuie sur la gâchette du pistolet.