Immédiatement je perçois un bruit de voix. Deux Amerloques discutent. « J'aime autant être ici que dans la brousse », fait la première voix, au moins on est peinard… — Plus que deux jours à tirer, hélas », répond en soupirant la seconde…
Je passe sur la seconde fenêtre. Etant donné la chaleur, toutes sont ouvertes, mais seraient-elles fermées que je percevrais aussi parfaitement ce qui se dit à l'intérieur du local.
Ma jumelle d'approche cerne le carré central formé par deux barreaux verticaux qui croisent deux barreaux horizontaux. J'écoute. Simplement me parvient un bruit de respiration. J'attends un bon moment, mais il n'y a que ce souffle régulier. Pas de doute : le prisonnier de la seconde cellule est seul. Je me dirige alors vers la troisième fenêtre. Le vide ! Rien ! Elle est inoccupée. A la quatrième maintenant. Un type fredonne. Il chante un truc de Sinatra intitulé « Sors dehors que je te rentre dedans ». Je prête une esgourde attentive : pas d'autres bruits dans la cellote. Ce nouveau prisonnier est seul également. S'agit-il de la voix de mon ami Curtis ? Je passe le casque d'écoute à Laura. Elle est abasourdie, la chère âme. Elle pige pas, croit que le chant provient de la carrée voisine. Une fois, à la cambrousse, dans un petit pays de Savoie, j'ai vu une vieille paysanne devant un poste de radio. Son premier (un cadeau de son fils qui travaillait à la ville). En entendant des voix sortir de l'appareil, elle a fait le tour de sa maison, une trique à la main, pour vérifier s'il y avait des petits malins venus lui faire une blague.
— La voix que vous entendez, mon chou, provient de cette cellule dont les barreaux s'inscrivent dans le viseur optique. Les ondes crépitantes sont cernées, isolées et grossies douze mille cinq cent vingt-trois fois ; un déboutonneur à gelée granulitique simple les squejepanse et le son nous est alors restitué par le pousse nosographique que voici. On peut l'auditionner par casque ou le brancher sur l'émetteur magnéso-bismural qui se trouve incorporé dans la sangle de l'étui. Maintenant, écoutez cette voix qui fredonne et dites-moi si vous croyez qu'il s'agit de celle de Curt.
Encore éberluée et moite de surprise, elle prête l'oreille, les yeux fermés, recueillie.
— Non, fait-elle enfin, non, Tony, je ne pense pas, Curt n'a pas une voix aussi grave.
— O.K., continuons…
Je tends l’oreille sur la cinquième fenêtre : la cellule est vide. Vide aussi, la sixième…
— Alors ? demande Laura, à bout de nerfs.
Il ne reste plus de fenêtres sur cette face de la prison.
— Alors, fais-je, de deux choses l'une : Curt se trouve dans la cellule numéro 2 ou bien dans une cellule dont la fenêtre donne sur l'autre façade de la prison.
— Dans la seconde hypothèse, comment utiliser votre appareil ? questionne Laura.
Je braque mon objectif de l'autre côté du bâtiment. En face c'est le fleuve, avec des bateaux serrés les uns contre les autres comme un troupeau disparate. Pas moyen de surplomber le camp.
— Il ne nous reste plus qu'à espérer qu'il est dans la 2, dis-je entre mes dents, ce qui n'améliore pas mon élocution.
— Comment pourrions-nous en avoir confirmation, Tony ?
Juste à la fin de sa phrase, le trait de lumière, mes amis. L'idée géniale qui me sort de la matière grise (pas si grise que ça) comme une bulle sort de la bouche d'une carpe ou d'un décret papal.
— Laura ! m'écriai-je, vous allez courir téléphoner à l'Etat-Major du camp. Vous direz exactement ceci : « Je vous annonce que le détenu Curtis vient de se pendre dans sa cellule. »
— Quelle horreur ! s'exclame-t-elle. Jamais je ne pourrai prononcer d'aussi affreuses paroles !
Allons bon : quand je dis blanc, Laura dit noir. J'aime pas qu'une bergère, fût-elle presque veuve, vienne me faire du contrecarre dans mes périodes d'action.
— Bon Dieu, vous ne comprenez donc pas que je n'ai pas d'autres moyens de faire se remuer les gars de la prison ! Naturellement, votre coup de tube leur donnera à penser qu'il s'agit d'un bobard, néanmoins ils iront vérifier, et alors je saurai si Curt est bien bouclé dans la 2 comme je l'espère !
— Et s'ils ne vont pas vérifier ? objecte Laura.
— Nous en serons quittes pour un jeton de téléphone, c'est une dépense pas trop risquée, compte tenu de ce qui est en jeu, non ?
Elle opine enfin ce qui met du sucre en poudre sur ma bile.
— Je vous parie n'importe quoi qu'ils iront voir, Laura, promets-je. C'est dans la nature humaine. Un jour, un type a eu l'idée de Dieu. Il a affirmé qu'il existait et, bien que ne l'ayant jamais vu, des milliards d'individus se sont mis à croire en lui et à se comporter comme fidèles.
Elle me sourit tendrement.
— Diable de San-Antonio ! fait-elle comme ça avant de sortir.
Je voudrais que vous le matiez, votre San-A, mes choutes, à califourchon sur une chaise, l'œil tellement rivé à l'œilleton du viseur que je sens mon lampion droit devenir en acier bleui, les tympans réduits aux aguets, comme dit mon notaire qui est constipé des feuilles. Je poireaute un tiers d'heure (pourquoi toujours dire un quart d'heure pour parler de 15 minutes et 20 minutes pour qualifier un tiers d'heure ?). Et ce que j'espérais ce que je désirais, se produit. Dans ma vie, ça a toujours été commak : quand je souhaite ardemment un truc, je l'obtiens toujours. C'est tellement frappant que, par moments, je me demande si je ne suis pas le Bon Dieu. Je crois bien que si. Chaque homme est son propre Dieu s'il veut bien s'en donner la peine. Le mode d'emploi ? Vous prenez un quidam normalement constitué. Vous lui faites prendre confiance en lui ; vous le persuadez qu'impossible n'est pas français et il devient tellement Dieu, le bougre, que soixante ou quatre-vingts ans plus tard, la mort est obligée de se déranger en personne pour le détrôner. Passons, — ou plutôt revenons. Ça se met à grésiller dans mes écouteurs. Un grincement violent, suivi d'un bruit de cataracte ; je pige qu'on tire un verrou et qu'on actionne une forte clé dans une serrure plus forte encore.
Je règle le califouillet pétaradant de mon situeur flexible à prismes combustibles et j'entends la voix nasillarde d'un gazier demander dans un américain pur fruit.
— Hello, Curtis, tout est O.K. ?
La voix de mon copain Curt retentit. Je la reconnais parfaitement malgré l'interférence du polyvalveur à bretelle.
— Tout est O.K. jusqu'à jeudi matin, vieux haricot, c'est pour après que j'ai des doutes !
Sacré vieux Curt ! Toujours le même cran, le même humour cynique. Son visiteur a un rire à peine gêné. Il marmonne, car c'est un intellectuel : « O.K. ! O.K. ! »
— Pourquoi me demandez-vous ça ? questionne Curtis.
— Pour rien, pour rien, fait l'autre qui a de la conversation et un sens approfondi de la dialectique.