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— Ce qui veut dire ?

— Que je pourrais lui donner le bonjour de ta part et de la part de madame Curtis.

— Par la même occasion, tu pourrais en profiter pour lui dire adieu, des fois qu'il t'arriverait un accident au cours de ce reportage ; le Viêt Nam, c'est pas aussi peinard que les bars de la rue Réaumur.

— Je peux ouvrir une parenthèse ? demande-t-il sans me regarder.

— Si tu promets de la refermer prompto.

— C'est donc si grave ? murmure le reporter.

— Encore plus.

— M… alors !

— Comme tu as l’honneur de le dire, c'est pourquoi je te le répète : « Oublie-moi et dis-moi bonne chance ».

Laura nous écoute attentivement, mais elle a du mal, biscotte son très modeste français qui n'est qu'orthodoxe, à suivre le nôtre qui ne l'est pas. Quant à cet abruti de Béru, il a pris le parti de roupiller. Il picore en conscience, avec déploiement de ronflements qui laissent à penser aux autres buveurs que les nordistes font un raid. Vous mettez douze mecs comme lui dans un Boeing et le zinc chute à cause de la surcharge entrainée par ces sommeils de plomb.

— Tu vois, San-A, soupire Lathuile, dans la vie il y a deux catégories de bonshommes : toi et les autres bipèdes.

— T'es drôlement flatteur quand tu en as un coup dans l'aile, remarqué-je.

Il hausse les épaules.

— D'abord, j'ai pas un coup dans l'aile, mon vieux téméraire de basse-cour.

— Ah non !

— J'en ai une vingtaine, rectifie le « colonnialiste ». Mais ni mon standing ni mon équilibre ne s'en trouvent affectés. Vois-tu, je trouve que tu es un type à part, car il n'y a que toi qui puisses menacer l'un des cracks de la presse française des pires sévices uniquement parce que tu viens trinquer avec lui en compagnie de la dame ou de la sœur d'un condamné à mort. Si mon raisonnement te semble trop confus, je vais demander un crayon et du papier au loufiat afin de te faire un dessin.

Il s'anime. De la bave peu appétissante dégouline de ses babines de dog.

— Comment, fait-il, tu as l'audace de te pointer avec cette ravissante personne et, en guise de présentation, tu déclares que si je parle d'elle je ne reverrai plus Paname autrement que du haut de mon étoile, ça te semble logique, dis, sombre flic ?

— Je ne comptais pas te la présenter sous son vrai nom, Lathuile, condescends-je, c'est pas de ma faute si j'ai pour coéquipier la chose la plus obtuse qu'une femme ait jamais engendrée.

Il regarde Béru endormi. Le spectacle n'émeut pas.

— Je conviens que ce pachydermr réunit absolument toutes les qualités requises pour être proclamé roi des c… ! admet Lathuile. Je conviens de plus que ça n'est pas de ta faute ; seulement, en échange, conviens que ça n'est pas non plus de la sienne comme tu le sais, que je me trouve en présence de madame Curtis. Comme je dois tartiner sur l'exécution de son… Au fait, s'agit-il de votre frère ou de votre époux ?

— C'est son mari, dis-je à voix basse.

— Merci. De son mari, disais-je, poursuit inexorablement mon compagnon, oublier sa présence ici constituerait de ma part une faute professionnelle grave. J'ai trop l'amour de mon métier pour faillir, San-Antonio.

— Je vais finir par croire que c'est l'amour des chrysanthèmes que tu as surtout, Lathuile, grondé-je en m'apprêtant à lui démolir le pif. Je te parie qu'à la prochaine Toussaint t'en auras une pleine brouettée. Ta bonne femme sera remariée, ton adjoint qui piétine, en crevant ta photo à coups d'épingles tous les soirs avant de s'endormir t'aura remplacé au baveux, bref, tu seras tellement oublié qu'il faudra aller dans des vieux gogues de banlieue pour trouver encore tes articles coupés en huit près de l'arrosoir rouillé servant de chasse d'eau.

Il se marre.

— Ecoute, dit-il en ricanan, je te fais une propose.

Je regarde alternativement mon poing, puis son menton, et je décide de surseoir jusqu’à l'audition de ladite « propose ».

— Réfléchis à ce que je vais te dire, poulet, me dit-il. Nous sommes dans un pays en guerre, toi, flic français et moi, célèbre reporter également français. Autour de nous, qu'est-ce qui grouille ? Des Jaunes qui nous ont virés et les Ricains que nous avons virés. Tu voudrais que, par esprit d'émulation, on se fasse la guerre à nous deux ? Que non point, Messire, ce serait par trop stupide. Concluons plutôt un pacte d'aide et d'assistance. J'ai des relations et une carte de presse, je dois pouvoir t'aider. En revanche, tu as un secret qui peut me permettre de transformer, grâce à la participation de mon camarade Gutenberg, du papier blanc en papier de chiotes-pour-bistrots de banlieue. Procédons en deux temps ; premier mouvement, le célèbre Lathuile assiste l'obscur San-Antonio ainsi que l'évier de cantine qui lui sert d'adjoint ; second mouvement, San-Antonio donne le feu vert à son allié, ça carbure ou pas ?

Je réfléchis. A quoi bon emmener le journaleux en jonque, maintenant ? Il a raison : mieux vaut traiter à l'amiable que de sortir les yatagans.

— Banco, Mec ! me décidé-je. Je prends mes risques ; à toi de prendre les tiens ! Joues-moi l'indiscrète et tu comprendras ta douleur.

J'avale ma salive.

— On doit fusiller Curt Curtis dans une trentaine d'heures. Il faut que je l'aie fait évader avant ; simplement.

Il est très bien, Lathuile, malgré sa beurranche. Pas de démonstrations intempestives, aucune exclamation, même pas un sifflement. Il sort un havane de la poche de son veston, c'est un Monte-Cristo gros comme un balustre Louis XIII. Il le coupe d'un coup de dent, il crache obligeamment la capsule de tabac dans le verre de Bérurier, puis chauffe l'autre extrémité du cigare, longuement, comme s'il voulait le souder.

— Tu vois grand, fait-il en exhalant une fumée couleur d'orage.

— Je sais.

— Tu as un bout de projet ou si tu fais seulement brûler des bonzes à l'intention de saint Antoine de Padoue pour qu'il te trouve une solution ?

Pendant qu’il tartine, en bon pisseur de copie conforme, mes yeux sortent leur train d'atterrissage, et se posent délicatement sur une affiche de music-hall à Lo Lin Pia. Au programme les filles Nhû dans leur numéro de sabrage et puis, en vedette coloniale, Kons Thy Pê, le plus fameux pétomane du Cambodge, trois fois suppositoire d'or aux jeux scatologiques de Montecumule ; en vedette automobile, un troisième numéro exécuté par Hô Ksé Bon Le Ton… Et c'est là que je tique, que je pique, que je nique, que je murmure, comme en état second à l'attentif Lathuile.

— Oui, j'ai un projet, amigo. Et tu vas effectivement m'aider à le réaliser. Il faut que tu me trouves dans l'heure qui vient un champion de tir à l'arbalète qui consente, moyennant une honnête rétribution, à tirer dans la fenêtre que je lui désignerai.

Le journaliste tète son gros cigare. Il a des plaques de tabac tout autour des lèvres, comme un poupard après qu'il se soit gavé de crème au chocolat.

— Vous n’avez pas besoin de trois éléphants blancs en parfait état et d'Hô Chi Minh en maillot de bain, pendant que je prends les commandes ? grommelle le styloman.

— Si je ne peux compter sur toi, que pour me procurer un paquet de Camels, j’aime autant faire alliance avec un chasseur de l'hôtel.

Lors je lui désigne l'affiche de Lo lin Pia.

— Ça existe, un roi de l'arbalète, la preuve !

Décidément, il a de bons côtés, l'ami Lathuile. Il regarde l'affiche, puis sa montre, puis son verre vide. Il se lève en cigarant à toute vapeur.

L'arbalétrier est un petit homme qui ressemble trait pour trait à votre oncle jules, à part qu'il est plus petit, qu'il a la peau et les dents jaunes, les yeux et la braguette bridés. A part ça, il est en tenue de travail ; c'est-à-dire qu’il porte un futal aussi bouffant que Bérurier, et une sorte de casaque bleue sur laquelle on a écrie en chinois et selon la méthode Prêvost-Delaunay, soit son nom, soit Merde-pour-qui-le-lira !