— Un attentat ? fais-je.
— Yes, poulet. C'est ça à chaque matin. Tu ne peux pas savoir le nombre de bombes à retardement que les Viets oublient dans les rues ou les toilettes des restaurants.
— Tu vas nous piloter à pied d'œuvre, mon chéri. Ensuite, tu deviendras simple spectateur. Mets le cap sur une voie à faible circulation, d'ac ?
Un instant plus tard, vautrés dans sa guinde qu'il pilote à petite allure, nous traversons les faubourgs de Saigon.
Bientôt ce sont les masures de bambous, consolidées au fer-blanc. Puis des marécages asséchés. Et enfin la campagne avec ses rizières.
Sur la route nous croisons plein de convois militaires. En principe, aucun véhicule ne roule isolément. Il y a des camions bourrés de militaires, des autos-mitrailleuses, des bazookas, etc..
— Stoppe dans une voie transversale, enjoins-je à Lathuile.
Docile, il obtempère.
— Roule jusque derrière la haie de bougainvilliers, inutile de faire repérer la calèche !
Pendant qu'il obéit, nous nous organisons. En bordure de la route se trouve un boqueteau de bambous très hauts et très serrés.
— Laura, dis-je, lorsqu'une ambulance débouchera et qu'elle sera seule, vous lui ferez signe de stopper. En apercevant une ravissante fille blonde, dans ce pays, je vous colle mon billet que le conducteur s’arrêtera. Si les occupants ne sont pas plus de quatre, vous direz qu'il vient d'arriver un accident à votre frère et qu'il se trouve dans les bambous. J'espère que les gars vous prêteront main-forte. Compris ?
— Paré, dit calmement Laura.
J'admire son flegme. A la veille de l'exécution de son mari, elle est d'un calme impressionnant. On sent qu'elle a su dominer ses affres, sa peine, pour se consacrer plus parfaitement à l'action.
Tandis qu'elle commence son guet sur le bord du fossé ; je mijote la seconde phase de l'opération avec mon gros lard.
— Dès que Laura aura fait un levage, je chique au gars inanimé. Toi, tu te planques dans un fourré et, quand je ferai une clé aux zigs penchés sur moi, tu te chargeras des autres, s'il y en a d'autres, ou tu m'aideras à calmer les miens, vu ?
— Vu, Monseigneur, assure La Gelée en se fourrageant le grenier à foin d'un doigt frénétique.
Reste plus que d'attendre. Dans la vie, c'est la patience, la force-clé. L'homme qui sait ronger son frein et préparer son heure a le triomphe dans sa fouille, les gars, recta !
Je mate l'heure à ma montre fluorescente, dont le cadran ressemble au tableau de bord d'une Ferrari.
Il est sept plombes juste. Dans une heure, Curtis sera conduit aux douches. Il faut que, d'ici-là, j'aie trouvé le moyen de le faire évader. L'inspiration, c'est ma dernière chance. Je vais devoir improviser. Il faut se montrer artiste dans notre job, parfois. Se comporter en virtuose…
Soudain ! Laura, de la route, fait un geste.
Des clients, je parie ! je l'aperçois, entre ma forêt de cannes à pêche, qui gesticule. Un bruit de moteur. Ça freine… Je m'allonge, Béru s'embusque… Et le gars Lathuile, que branle-t-il pendant ce temps ? M’est avis qu'il doit guetter de loin. Malgré son pedigree soi-dit bouffé aux charançons, il ne tient pas chaudement à se faire embastiller par les Americains sous prétexte d'obtenir matière d'un papelard à sensation. La quiétude bourgeoise, ça tenaille les hommes d'un certain âge, journalistes ou voyous, ils ont le goût du transat, du havane barreau-de-chaisien, et de l'honorabilité.
Là-bas, j'entends l'auto qui stoppe. Je perçois la voix véhémente de Laura, sans toutefois entendre ce qu'elle dit.
Bruits de pas. Ils rappliquent. Entre la double frange de mes cils veloutés, je vois arriver deux soldats guidés par la jeune femme. L'un est petit et plutôt pas grand, l'autre très gros avec comme de l'embonpoint.
Ils jaspinent en nasillant tellement fort qu'on a envie de leur ramoner les trous de pif avec un rince-bouteille.
Le petit pas grand se penche sur moi. D'une détente je lui noue mes cannes autour du cou, ce qui, en langage catchesque s'appelle un ciseau. Un ciseau, à froid ; ça persécute le mental d'un homme, cet homme fût-il futile comme un soldat américain. Le v'là couché dans la broussaille, avec les cheveux pareillement (en broussaille). Un cri, je mate. Et j'en ai le cervelet, qui prend le hoquet. La môme Laura, gagnée par le feu de l'action, vient de se payer le gros militaire en lui massant la nuque au moyen d'une grosse pierre qu'elle a cueillie sur le bord de la route. L'endoffé éternue et s'abat. Je termine mon client d'un léger coup de tatane dans le temporal et je me relève. Béru, bouffi d'admiration, s'approche en applaudissant.
— Magnifique ! s'exclame-t-il. Oh ! ce coup de polochon que Mâme Curtis y a administré sur la calandre. Ce bébé rose doit z'en avoir pour des plombes de dodo et huit jours de migraine.
Laura jette sa pierre. Je sourde en constatant que le gadin en question est très pointu d'une extrémité. Je m'incline sur l'assommé. Il a une plaie pas belle à la base du crâne.
— Tu dis qu'il va avoir besoin d'une compresse ? rigole Béru qui aime les plaies et les bosses, même lorsqu'il n'en est pas l'auteur.
— Faudra l'humecter à l'eau bénite, la compresse, dis-je lugubrement, vu qu'il est extrêmement mort pour son âge !
Du coup, le Mastar violit et s'agenouille auprès du malheureux.
— Tu nous chambres, ou quoi, San-A ?
Tout comme moi, il constate le décès du gars et, pour lors, adresse à Laura Curtis un regard mitigé.
— Vous alors, bougonne mon ami, vous faites une drôle de marraine de guerre, mon petit.
— Vous êtes certain que je… je l'ai tué ? balbutie la jeune femme.
Lathuile qui nous a rejoints reste à l'écart. Son gros pif pompe l'air sucré de la campagne vietnamienne avec un bruit de bottes dans un marécage. Ses yeux enclins à la mansuétude sont devenus froids et méprisants.
— Je vous demande pardon, lady et gentlemen, dit-il, mais je vais vous laisser. Vous avez des jeux trop dangereux pour moi.
Je réagis, bien que je sois, vous vous en doutez, em… jusqu'à l'os.
— Débloque pas, Lathuile, tu vois bien qu'il s'agit d'un accident ! Laura a voulu nous donner un coup de main et…
— Elle les appuie trop, ses coups de main, si tu veux mon avis. Tel que ça démarre, ton cirque, ça m'étonnerait pas que les Ricains plantent deux ou trois poteaux de mieux, demain matin. Excuse-moi, mais j'ai un complet neuf, et douze trous de balles le rendraient irrécupérable. Tchao !
Là-dessus, il s'éloigne de sa démarche boulée de sanglier qui aurait des cors aux pattes.
— J'ai fait du vilain, n'est-ce pas ? murmure Laura.
Je ne lui réponds pas, la laissant apprécier la qualité de mon silence.
— Je voudrais pas en remettre, déclare Bérurier, mais les femmes, sorties du plumard et de la cuisine, elles sont bonnes à nibe. Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ?
— Exécuter le plan prévu ; dis-je. Ligote solidement le deuxième guerrier, pendant que je dépiaute celui-ci de ses loques.
— Pourquoi t'est-ce que ? s'informe Béru.
— Tu vas mettre son uniforme, il doit t'aller.
— Et toi ?
— Pas question que je puisse enfiler les hardes de ce freluquet. Lorsque tu te seras travesti, viens me rejoindre dans l'ambulance.
— Vous m'en voulez, Tony ? demande Laura, tandis que nous nous dirigeons vers la voiture.
Je hausse les épaules.
— C'est la fatalité, murmuré-je. Evidemment, vous auriez dû nous laisser agir…
— J'ai voulu trop bien faire, plaide la jeune femme. J'ai tellement peur qu'on ne parvienne pas à sauver Curt…
Dans l'ambulance se trouve un blessé. Le zig est dans le coma et ça m'étonnerait qu'il entende sonner le clairon de l'armistice, ou alors ce sera par un archange ailé..