Je pose mes fringues. Le blessé est à peu prés de ma taille et je lui chourave son grimpant.
— Maintenant, dis-je à Laura, vous allez m'entortiller la poitrine et la tête avec de la gaze.
Elle est aussi experte dans l'art du pansement que dans celui de l'abattage clandestin.
Lorsque le Mahousse radine, fringué en vaillant soldat de l'oncle Sam, je ressemble à une momie par l'hémisphère nord.
J'asperge mes bandages de mercurochrome. je me roule un peu dans la poussière de la route et me voici déguisé en guerrier, blessé. Je glisse mon revolver dans ma poche et je me mets au volant.
— En route ! dis-je. Laura, nous vous larguerons à l'entrée de la ville, mais auparavant, confectionnez un de ces pansements dont vous avez le secret à mon ami. Arrangez-vous pour qu'il lui obstrue la bouche car Bérurier ne parle pas l'anglais. Lorsque vous serez descendue, mettez-vous rapidement en quête d'une voiture puisque nous ne pouvons plus compter sur celle de Lathuile. Faites vite. Au besoin, prenez un taxi, on s'arrangera après avec le chauffeur. Vous nous attendrez à la limite du camp, du côté de l'hôtel. Il se peut que nous ne revenions pas, auquel cas, il ne vous restera plus qu'à réciter des prières pour tout le monde.
Elle pose sa main sur la mienne, caresse longuement les poils qui la virilisent et dit d'une voix énergique :
— Vous reviendrez, Tony. Et je serai là avec une auto.
Merci de la confiance. Néanmoins ce bel optimisme marqué par Laura ne suffit pas à chasser de mon cœur l'angoisse qui l'envahit. J'étais gonflé à bloc, et puis la mort du gros infirmier et le lâchage (justifié) de Lathuile m'ont fait choir le moral.
Manière de me doper, j'ai avec mon corps un entretien privé.
— Tu trembles, carcasse, je lui dis comme ça, mais si tu savais où je vais te mener tout à l'heure, tu tremblerais bien davantage.
C'est pensé, non ? Quand je m'y mets, je fais du bon dialogue.
CHAPITRE VII
— Et si ça tourne au vinaigre ? s'inquiète Béru en parlant : de côté, ce qui lui donne la voix de jean Nohain.
— La fuite ! réponds-je.
— Et si la route est coupée ?
— On fera camarade.
— Pas de castagne ?
— Avec les poings only, boy. Les pétards seulement pour intimider. T'es certain que tu ne veux pas déclarer forfait pendant qu'il en est encore temps ? Après tout nous ne sommes pas en mission commandée, je travaille à mon compte !
— J'ai rien contre le petit artisanat, hé, Tordu ! rouspète le Dodu sous son sparadrap.
Nous parvenons à la porte du camp.
— Alors, allons-y, mon pote ! Deux pour tous, tous pour deux et haut les cœurs ! clamé-je en actionnant à pleine turbine la sirène de l'ambulance.
Un factionnaire qui s'avançait vers notre chignole arrête son mouvement de barrage en me voyant foncer.
— Barre ta viande, ça urge ! lui lancé-je.
Du pouce, je désigne l'intérieur de mon carrosse à croix rouge. Il opine et s'écarte. J'appuie sur le champignon. Faut me voir évoluer, sirène au vent, dans les ruelles du camp.
Les militaires qui y déambulent se plaquent contre les baraquements. C'est toujours impressionnant, une ambulance militaire pilotée par un zig ensanglanté. Ça laisse présager de sinistres hécatombes à l'intérieur.
Malgré ma rapidité d'action je trouve le moyen de filer un coup de périscope sur ma montre. Il est huit plombes pile. On doit sortir Curtis de sa geôle en ce moment. A moins qu'à la veille de son exécution on néglige, de le conduire aux douches ? Tout est à craindre. Je ne sais pas pourquoi, j'ai la pétoche. Vous me répondrez qu'au moment de tenter un coup aussi délicat, on peut se permettre de chocotter, même si l'on s'appelle San-Antonio et qu'on n'en soit plus à compter ses exploits. Pourtant, d'ordinaire, l'imminence de l'action me survolte. Au cœur de la bataille, j'ai l'esprit Bayard. Au lieu de retrouver ma mentalité Tarzan, voilà mon guignol qui chamade, mes soufflets qui coincent, ma raison qui me ravaude les tempes.
— Ça boume, Gros ? je demande, comptant sur la chaude présence de mon saint-Bernard pour récupérer.
— Faut faire aller, dit-il.
Ça ne lui ressemble pas. Est-ce une idée que je me fais ? Il me semble en cours de traczir, lui aussi.
J'atteins le bâtiment servant de prison. Je le remonte en direction de l'infirmerie. Voilà la porte d'icelle. Une lourde à deux battants.
— On va brancarder le gus de derrière annoncé-je au Gros.
Aussitôt dit, aussitôt fait.. On s'empare de la civière, on la déploie et on saisit le blessé.
— Dis donc, grommelle la Cirrhose, ils ont pas de veine avec nous, les Amerloques. J'sais pas si t'as remarqué, mais il est viande-froide, Popaul. Il supporte pas les voyages en wagon-couchette !
— Tu vas la boucler, triple c… ! : sourdiné-je en voyant rappliquer deux infirmiers.
Des drôles de mastars, les arrivants, soit dit entre nous et le Canal de Suez. Des Rouquins pleins de taches de son avec des nez en pied de marmite et des mentons comme des boîtes à chaussures.
— De la casse ? ils demandent.
— On est tombés dans une embuscade ! annoncé-je. Occupez-vous du copain, on va se faire panser !
Le plus rouquin des deux — un vrai chalumeau oxhydrique — demande :
— Où sont Bob et Ted ?
Je pige qu'il a reconnu le véhicule et qu'il s'inquiète de ses convoyeurs.
— Sur le carreau ! je soupire avec un haussement d'épaules. La salle de soins ?
— Au fond du couloir à gauche ! On revient tout de suite.
— Merci les gars.
J'entraîne Bérurier dans le local. Selon moi, les douches se trouvent côté prison. Donc, à droite. Dès que nous sommes hors de la vue des infirmiers j'oblique dans la direction opposée à celle qu'ils nous ont indiquée et je pousse une lourde.
Nous nous trouvons dans une espèce de burlingue où deux gars en blouse blanche matent des radios de l'estomac appliquées contre un cadran lumineux.
— Excusez, docteurs, — dis-je. Les douches, please.
Je désigne Béru.
— C'est pour mon copain ; faut qu'il en prenne une avant de se faire soigner, il est grouillant de vermine.
Les toubibs qui s'avançaient déjà ont un mouvement de recul.
— Vous ressortez, c'est la deuxième porte après celle-ci.
— Merci.
Je prends le chemin indiqué. Cette fois nous pénétrons dans un vaste local qui sent la buanderie. Une demi-douzaine de M.P. battent les brêmes en rigolant. Une bouteille de Bourbon est posée sur la table. A notre entrée ils cessent de se marrer. L'un d'eux, un sergent, nous apostrophe.
— Où allez-vous, les gars ?
— Aux douches ! dis-je. Le doc veut que mon copain en prenne une dare-dare car il a plus de poux qu'un asile de nuit.
Le sergent fronce ses narines délicates.
— Vous étiez dans quel coin ?
— On arrive de sa Sen Pa Bon où ça chauffe drôlement, les Viets attaquent à l'aveuglette, avec des sarbacanes blanches par lesquelles ils propulsent des bactéries.
— Des vrais démons ! fait le sergent. Mais on les rôtira tout de même, quitte à se les faire à l'Hydrogène.
Il ajoute :
— Les douches sont là !
Je remercie d'un hochement de tête et m'apprête à pousser la lourde indiquée lorsque cette dernière s'ouvre sur un nouveau M.P. très affairé.
— Sergent ! interpelle-t-il, il faudrait prévenir un toubib en vitesse, le prisonnier Curtis vient de se blesser dans sa douche.
Pour le coup, je récupère. Avouez que, nonobstant mes affres, jusqu'à présent ça baigne dans l'huile, non ? Qu'est-ce qui nous sépare de Curt ? Un gros coup de bluff et de cran. Et qu'est-ce qui sépare Curt de la liberté ? Quelques malheureux impondérables, du genre dont Joffre sut si bien s'accommoder, le moment venu.