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— Sous le pont Mirabeau coule la Seine…

C’est curieux comme j’ai envie de faire des vers.

Quand je veux me dégrumeler la pensarde, me gymnastiquer le cerveau, c'est vers Apollinaire que je me tourne. Y a quelque chose chez lui de bizarre, on sent qu'il est originaire d'ailleurs et qu'il serait sûrement allé ailleurs s'il n'avait décidé de faire coïncider sa mort avec une date historique.. Alors je me gargarise, à bord de l'hélicoptère, de « Sous le pont Mirabeau coule la Seine ». J'arrive pas à enchaîner. L'image me séduit. Je répète inlassablement le vers. Je vois la Seine, le pont Mirabeau un peu triste… « Sous le pont Mirabeau coule la Seine »…

— Et sous les autres ponts, elle coule pas, p't'être ?articule péniblement Béru.

— Ah te voilà, Gros, enregistré-je avec satisfaction. Bien dormi, Pépère ?

— Formide ! J'ai fait z'un rêve merveilleux.

— T'as bien fait d'en profiter, hé, Ramona, vu que la réalité est moins chatoyante, le douché-je.

Il veut se redresser, constate son ligotage, mais, grâce aux gaz optimistes, ne se formalise pas outre mesure.

— Ma parole, je suis saucissonné comme un Jésus, fait-il, jovial. Figure-toi que je rêvais à Berthe. Elle conduisait un hélicoptère…

— Berthe exceptée, tu cernais la vérité d'assez près, mon pote.

Sa Majesté réalise enfin où il se trouve. Exécutant les mêmes reptations que moi, il découvre Dimitri aux commandes et Olga sur le siège passager. Ça lui en flanque un coup dans le moral.

— Mouais, dit-il, on est tombé de charogne en syllabe ; on biaise les Ricains, mais on se fait coiffer par les Russes. Qu'est-ce qu'ils nous veulent, les bas tauliers de la vodka !

— Je l'ignore, et la jolie dame prétend l’ignorer aussi.

— Il fait partie de la croisière, ton pote ?

— C'est même pour lui qu'elle a été organisée ; je ne sais pas dans quel pétrin il s'est fourré, mais je subodore du croustillant.

Doucement, j'appelle le condamné à mort.

— Hé, Curt, t'es sorti des vapes ?

Il ne répond pas. J'essaie de me dresser pour voir sa frime. Olga qui m'observe devine mes craintes et les dissipe :

— Soyez sans inquiétude, Curt va bien, mais je lui ai administré une dose supplémentaire car mes chefs ne voulaient pas qu'il eût une conversation avec vous !

CHAPITRE IX

L'appareil s’approche de nous.

— Nous arrivons, dit-elle avec la gentillesse d'une hôtesse d'Air France.

— Où ça ? demandé-je.

— Un camp d'entraînement situé dans la rizière du Hibou, sur les bords de l'Han Rî Ko.

Ça me flétrit un peu l'optimisme de voir avec quelle facilité l'espionne me renseigne. Réfléchissez : si elle me fournit ces détails, à moi, flic chevronné, c'est qu'elle ne craint pas que je commette une indiscrétion. Si elle ne craint pas mes indiscrétions, c'est qu'elle est certaine que je ne pourrai plus parler, C.Q.F.D., comme disent les sourds-muets qui ne s'expriment que par sigles.

— Et qu'est-ce on va nous faire dans ce camp, belle dame ? demande Bérurier.

— Vous le verrez bien ! répond-elle, perdant ainsi quatre-vingt-dix-neuf et demi pour cent de son amabilité.

— C'est un camp de quoi ? insiste le Valeureux.

Mais elle nous délaisse pour s'approcher de la porte car le zinc (une Libellulof 22) a touché terre. Olga fait jouer le verrouillage de la lourde et actionne le bouton commandant la mise en place de l'escalier roulant. J'entends parlementer en russe. Des vois d'hommes, graves comme l'organe de Chaliapine (d'âne). Des silhouettes surgissent, celles de trois solides gaillards blonds, vêtus de shorts et de chemises kaki.

— Bonjour messieurs ! les accueille Béru.

Les trois arrivants s'abstiennent de répondre, soit qu'ils ignorent le français, soit qu'ils ne connaissent point les règles de la politesse.

Ils nous examinent de leurs cinq yeux sereins (l'un d'eux est borgne), puis, le chef (il n'a pas de cals sur les mains, mais il porte un bracelet-montre doré), lance un ordre en vietnamien (qu'il parle couramment, quoique avec l'accent russe) et, aussitôt, quatre soldats de l'armée du Nord grimpent à bord et nous emparent (comme dit Béru avec ce sens du raccourci qui lui a valu une chair à pâté dans la charcuterie située à gauche du Collège de France).

— Hé les potes ! hurle Béru tandis qu'on le déballe de l’hélicoptère, tenez-moi un peu plus soulevé, j'ai le verre de montre qui donne du gîte.

Seulement il est lourdingue, le pauvre biquet, et les coltineurs sont de petite taille.

— Je vais avoir le pomtère en technicolor ! fulmine ce prince de la police française.

— Ça sera ravissant dans une vitrine du Musée de l'homme ! lui rétorqué-je, car les deux autres Viets me coltinent également à la suite de Bérurier.

Autant que j'en puisse juger de par ma position horizontale, nous nous trouvons dans une espèce de ville fortifiée d'un style broussard particulier. Les constructions sont en bambou refendu, avec moulinet à tambour, et leurs toits sont recouverts de feuilles de bananiers en matière plastique, ce qui fait que, vu d'avion, le camp ressemble à une forêt. Les rues sont bordées d'arbres véritables dont elles prennent ombrage (faut avoir du culot pour se permettre des à peu près semblables). On nous jette sur le plateau d'un camion électrique qui démarre aussitôt.

A nouveau, me voici nez à pif avec Béru. De Curt, il n'est plus question.

— J'inaugure mal de la suite, lugubre Béru… Mon Vieux causait toujours du péril jaune. Ces petits teigneux me scalperaient la peau des choses pour en faire des sacs à main que j'en serais pas autrement surpris. Ton avis, docteur ?

— Je pige mal les intentions de ces messieurs, réfléchis-je.

— Biscotte ? anglicise-t-il selon une méthode qui relève plus d'Heudebert que d'Assimil.

— S'ils entendaient seulement nous éliminer, ils n'avaient pas besoin de nous transbahuter jusqu'ici.

— Certes, fait le Gros, qui possède un certain nombre de mots évasifs mais élégants.

D'autre part, poursuis-je, plus pour mon confort mental que pour le sien, s'ils nous introduisent dans ce camp, emballés comme des locataires de sarcophages, c’est surement pas pour nous offrir des vacances…

— Alors ?

— Alors, je ne voudrais pas affecter ta belle sérénité, Alexandre-Benoît, mais mon petit doigt me chuchote qu'il se prépare des trucs pas agréables.

On nous débarque devant un bâtiment de plain-pied qui, extérieurement, ressemble à une vaste case de bambou, mais qui, intérieurement, s'avère en fibro-ciment renforcé. Le local est divisé en deux pièces. La première est un poste de garde, la deuxième une cellule. Toutes les geôles du monde sont bâties sur le même principe. Malgré leur divergences pratiques, les hommes, qu'ils soient de l'Est ou de l'Ouest, se soumettent à des normes identiques. Une salle de bains, des gogues, une chambre à coucher, un terrain de sport tous pareils sous toutes les latitudes, mes fils. Et ceux qui les utilisent le font de la même manière. Quelle différence y a-t-il entre un buzinesmane de Detroit et un coolie de Pékin lorsqu'ils se mettent la boyasse à jour ! La position est la même pour le type qui a des actions en bourse que pour celui qui a des bourses en notion. Toutefois, en ce qui concerne la prison (puisqu'il faut l'appeler par son nom) des Vietnamiens, je dois porter à votre connaissance, en vertu des pouvoirs que je me suis conférés, comme disait Charles-le-Sauveur, que la cellule n'a pas de fenêtre. Deux conduits d'aération, une forte ampoule électrique grillagée et une seule porte donnant sur le poste de garde. Dans la cellule, quatre lits de camp, un lavabo, une tablette fixée au mur et quatre escabeaux : c'est pas le Waldorf Astoria. Ces messieurs nous portent chacun sur un plumard et nous délient de nos entraves et du secret professionnel.