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— Vous n'auriez pas un petit quèque chose à boire, si j'oserais me permettre ? leur demande Bérurier.

Les quatre jaunes se retirent sans un mot ni une mimique et nous commençons à nous fourbir les articulations, le Gros et moi, déconfits comme deux brochets dans une nasse, à cela près que les brochets ne se massent jamais les chevilles sans un cas de force majeure : le camp amerloque, la dure renversée lorsque nous avons découvert l'identité de Laura, le sommeil gazeux, le voyage en hélicoptère… Y a de l'action, hein ? Et des surprises !

Béru tousse comme un porte-cierges un soir de Noël. Je le vois s'approcher du robinet, pour la troisième fois, l'ouvrir et regarder dégouliner l'eau d'un œil désenchanté.

— Tu vas voir que je finirai par en boire, lamente mon ami. Je traine une de ces pépies, que ma langue ressemble à un morceau de paillasson.

Je tends l'oreille aux rumeurs du camp. De lourds convois font frémir le sol. On perçoit des tac-tac de mitrailleuses, par intermittence. Il s'agit de tirs d'entraînement. Des explosions plus sourdes et plus fortes indiquent qu'on se sert également de rocketts.

— T'es pas causant, me reproche le cher Obèse.

— L'homme qui médite a droit au silence, Gros.

— Tu trouves que c'est le moment de méditer ?

— La méditation est la suprême ressource du prisonnier.

La philosophie, sur l'esprit béruréen, c'est comme la pluie sur un plumage de canard : ça glisse dessus sans le pénétrer.

— Faut gamberger le moins possible, affirme mon compagnon, si t'as la moulinette qui s'abandonne, deviens chiffe-molle, mon pote ! Est-ce que c'est au moyen de sortir d'ici que tu penses ?

— Non. Je voudrais percer le secret de Curtis.

— Alors prends une chignole, mais te fous pas le caberlot hors-jeu, Mec.

Néanmoins, il questionne après un temps de réflexion :

— Qu'est-ce t'appelle le secret de Curtis ?

J’hésite à lui donner un cours de Curtisation ; la détention, le climat, la déshydratation ne conditionnent pas Béru pour une gymnastique mentale. Il a déjà du repos, du jeu dans les engrenages cervicaux, alors vous pensez…

Mais il insiste :

— Ben développe, mon pote, je suis preneur.

— Pourquoi Curt a-t-il été condamné à mort par les Ricains ? Parce que, après avoir été fait prisonnier par les Viets, il a ramené un zinc piégé et que les hommes de son escadrille ont juré ensuite qu'il était de connivence avec l'ennemi.

— Et qui te dit que ça ne serait pas vrais ? suppose Béru. Après tout, tu croyais à l'innocence de ton copain à cause de sa soi-disante femme et de sa soi-disante lettre, mais puisqu'il n'y a plus ni gerce ni bafouille, le Curt, il a p't'être bien trafiqué avec les Sovietnamiens.

— J'admets cette possibilité ; pourquoi dès lors les Russes auraient-ils manigancé tout ce chmizblick afin que je le délivre ?

— Ben, si Curtis était devenu un pote à eux, c'est normal qu'ïls voulassent lui sauver la vie ! réplique le Pertinent.

L'objection me fait réfléchir. Elle se défend, mais ne me satisfait pas. Je sens grouiller des énigmes au fond de tout ça. Le puzzle s'emboîte mal, y a comme un défaut. Je applique.

— Curt a ramené son coucou bourré d'explosif. Il a été traduit devant une commission qui a cru à une ruse des Viets. Sur le moment, Curtis a passé pour un pigeon plus que pour un traître. Les supérieurs de mon ami ont pensé que son évasion avait été diaboliquement ménagée de façon qu’il croie réellement avoir réussi une action d'éclat. Les choses ne se sont détériorées que quelques jours plus tard, après qu'on eut délivré ses camarades et qu'ils eurent parlé. Donc, si Curtis avait eu partie liée avec les Viets, il se serait esbigné dans l'intervalle, pendant qu'il était encore libre.

Le Gros secoue la tête.

— Il prévoyait pas qu'on délivrerait ses hommes ; ç'a été la tuile. Crois-moi, gars, tu te berlures à tout va. Ton copain est devenu communisse. Ça s'est gâté pour lui et les Popofs t'ont adroitement azimuté pour que tu le faisasses évader, voilà toute l'histoire. Conclusion, c'est Monsieur le Commissaire et son Bérurier qui l'a in the baba.

— Eh bien non ! tonné-je en sautant du lit. Non ! Non ! Et non, Gros. Je connais Curtis, je l'ai vu à l'œuvre. Ses opinions ont pu évoluer, rien de plus normal, mais ça n'est pas un traître. Il n'a pas délibérément amené un appareil piégé chez ses compatriotes ! Il a trop de courage pour exécuter une pareille traîtrise ! Je te dis qu'il y a autre chose. Tu me connais : quand j'ai un pressentiment…

— Et pour la gonzesse russe, qu’est-ce qui te disait ton pressentiment ? A part ça, Môssieur le Commissaire est branché sur la mondiovision ! Il pressentime à la fakir Bruma : un œil dans le corsage des dames et l'autre sur l'au-delà ! Il se croit en accointance avec l'enchanteur Truquemuche, le San-A. ! Laisse-moi marrer, Mec !

Bernadette Scoubidou, c'est pas pour demain. J'sais pas si tu prends du carat, mais je trouve qu'on te manœuvre à la gaffe, comme une barcasse à légumes. T'as drolement tendance à prendre pour argent comptant les bonnes chicorées qu'on te propose ! Il aurait fonctionné, ton renifleur à modulation de fréquentation, on serait pas dans ce nid à m… !

— Gueule pas si fort, hé, Baudruche, ça va augmenter ta soif ! coupé-je.

Il se tait, troublé par l'argument. Je me lève pour aller me filer la pipe dans le lavabo. La flotte est tiède et pue le rouillé ; je comprends que le Gros hésite à l'écluser. Ce triste jus de robinet n'est pas propre à lui faire renouer des relations avec l'eau.

Une autre heure s'égoutte, péniblement. On ne moufte plus. On n'a rien à se dire de valable. Au-dehors, les bruits s'apaisent et la grande torpeur de l'après-midi accable ce coin de monde. Le cri des colimaçons de marécage retentit, de temps à autre, lamentable comme un braiment d'âne. Dieu qu'elle est déchirante la plainte du colimaçon. Elle éveille en vous de rares désespérances, elle trouble l'homme le plus aguerri.

Soudain, le pêne grince à la grille rouillée, comme l'écrirait mon regretté camarade Albert Samain. La porte s'entrouvre et Curt Curtis est poussé violemment dans la pièce. Il est blême, avec des yeux hagards. Il titube, chancelle… Je me précipite et il me choit dans les brandillons.

— J'ai rien à dire, balbutie-t-il. Rien à dire… Vlan ! Passe-moi les Fonge, comme disait un bibliothécaire occupé à classer les ouvrages des poètes français contemporains. Voilà mon pauvre pote in the black cirage. Il a les dents crochetées et ses narines se touchent, elles polissonnent.

Aidé du Gravos, je le pointe sur un lit vide (lui qui l'est déjà).

— On a dû le bricoler vachement, déclare Bérurier. Bouge pas, je vais y filer un peu de flotte sur le museau pour le ranimer.

De ses mains en conque, il asperge la figure de l'officier. Au bout d'un moment, Curt bat des cils.

— A y est, murmure Sa Majesté triomphante, il a changé ses fusibles.

Je m'assieds sur le plumard, près de Curtis, surveillant son retour au conscient. Mais tout en le regardant, des idées me sillonnent le trouillard, Voilà qu'il se met à phosphorer, San-A. Je pige d'un seul coup d'un seul la raison de notre présence ici. Les Russes nous ont drivés jusqu'à leur camp afin que nous les aidions une fois encore !

Je vois à vos bouilles d'ahuris que vous ne me filez pas le tortillard, mes drôles ! Faites un effort, quoi ! Bousculez un vos cellules, que diantre ! ça ne vient pas, vraiment. Toujours cette bonne vieille constipation du cervelet, alors ? Soit dit entre nous et un concert de musique de chambre à Beaujon, faudra vous décider à consulter un spécialiste du chou ! C'est pas normal d'avoir toujours le directeur en cale sèche ?