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Dans mon cas, c'est presque du kif. J'ai beau envoyer le chef comptable aux nouvelles, tout ce que j'obtiens c'est un heur… heur… heurchproutz ! Mais le plus grave : l'évanouissement de Curtis. Pourquoi lui hâtons, l’huile à thon, l’huis à ton, lui a-t-on fait cette piqûre ? Pour le remonter ou pour le descendre ? Pour l'inciter à parler ou pour l'obliger à se taire ? Pour l'instant, Curt semble reposer d'un sommeil à peu près tranquille : son évanouissement en fait, c'est du sommeil provoqué. Le pauvre gars, tout de même ! Il lui reste plus que d'être piqué par la mouche tsé-tsé ! La grande dormanche ! Le mal des petits lits blancs !

Me voilà seul, ce soir, avec ma peine. Dans quel guêpier me suis-je engagé, biscotte mon bon cœur ! Faire évader mon ami pour qu'il tombe dans les mains de gens qui le torturent, avouez que l'enjeu ne vaut pas la chandelle ! Sans moi, demain morninge, il se dégustait sa volée de prunes et tout était classé pour lui. Son destin partait aux archives…

Je rumine des pensées tellement sombres que si je me grouille pas de les peindre en blanc, le premier mec miraud qui se pointera va les percuter.

Et pendant ce temps, mon Béru subit des délicatesses bien mijotées. On lui fait le coup du projo bi-color, de l'émission fortissimo, du brodequin sans lacets, du suppositoire géant, du cure-dents à ressort, de la pompe à vélo investigatrice, du tisonnier vadrouilleur, de la bassine à friture automatique, et bien d'avantages non encore homologuées dans le répertoire des voies de fait. Lui qui était plus étranger à cette affaire que le mouton de pré-salé qui vient de paître !

Lui qui n'est même pas en mission commandée et qui s'est joint à moi pour uniquement la beauté du sport ! J'ai des scrupules pleins mes vagues, mes chéries.

Ce que les minutes sont longues lorsqu'elles tissent des heures d'attente ! A force de rester prostré sur ma courbe, je finis par perdre la notion de durée. Le gémissement des verrous me fait sursauter. Dans quel état vais-je retrouver mon brave Gros ?

Il paraît, soutenu par les deux gaillards dont il a été fait état plus haut. Il semble cotonneux des jarrets, Béru. Il pend comme un drap mouillé sur une corde à linge… De grands cernes violets soulignent ses yeux globuleux, plus sanguinolents que des steaks tartares. Mon cœur se serre (pour faire de la place au chagrin). Ma chair souffre de la chair malmenée du Mastar. Je l'aime comme un frangin, Béru, malgré son côté porcin. On dit que dans le cœur de chaque homme un cochon sommeille. Chez moi, le cochon en question se nomme Alexandre-Benoît Bérurier. C'est mon cochon de frère de lait, mon frère de cochon de lait, mon haltère et gros, mon jumeau de cœur, mon postillonneur de long jumeau, mon lard rance (d'Arabie), ma couenne d’hilare, mon Saint-Jean (pieds de porc), mon singe en hiver.

Les deux mercenaires le propulsent dans la prison, comme naguère ils y propulsèrent Curtis. Bérurier se surmonte, titube, trottine, zigzague, louvoie, se raidit, vient jusqu'à moi et s'accroche en sanglotant contre ma poitrine.

— Misérables ! tonné-je à l'adresse des tortionnaires.

Je maintiens le Gros, je veux le réconforter, mais les deux méchants s'avancent. Des menottes se balancent entre les mains de l'un d'eux. Je pige que ça va être à moi ! Chose curieuse, ça m'apporte une sorte de soulagement. Enfin, il va servir, mon courage légendaire !

Je tends docilement mes poignets. Et pendant que ça fait clic-clac, Béru, toujours en proie à nervouze, se trémousse contre moi ; s'agrippe à moi, s'Agrippa d'Aubigné, sa grippe espagnole. Et brusquement, soudain, tout à coup, si vous me permettez cette salve de pléonasmes, je sens sa grosse paluche qui se fourvoie dans une de mes poches. J'en reste plus médusé que Géricault devant sa fameuse toile ( !).

Qu'est-ce à dire ! Le Dodu serait-il moins liquéfié qu'il y paraît ? Effectivement, je surprends une lueur maligne dans ses pauvres gobilles. Ce mince regard, c'est celui de la paysannerie française, mes amis ! La mordante ironie du terreux qui voit un monsieur de la ville marcher avec des chaussures de daim dans une terre labourée. Il contient toute la sourde jubilation de l'opprimé qui emmerde l'oppresseur.

La chose s'est déroulée en moins de temps qu'il ne m'en faut pour vous la narrer. Déjà, les zigs m'entraînent sans douceur. Si j'avais une entreprise de déménagement, je ne les embaucherais sûrement pas, croyez-moi, car les potiches chinoises passeraient un triste quart d'heure.

Nous sortons… Tonton, tontaine. Pourquoi me sens-je aussi gaillard ? Je marche au supplice d'un pas d'athlète pénétrant sur le stade..

La chaleur est, n'hésitons pas à sortir les grands mots, torride. Quelques Viets de plus en plus sangs roupillent dans des hamacs tendus entre des choucroutiers garnis.

Le drapeau jaune à bandes molletières vertes flotte au sommet d'un mât. Dans la brousse proche, des serpents à sonnette carillonnent pour le premier service tandis que les crapauds-bufles font entendre leur mugissement.

Je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien avoir ce que le cher Béru a glissé dans ma fouille. C’est lourd, c'est dur, c'est pointu. Les petits cadeaux entretiennent l'amitié. Nous traversons une petite esplanade où des Vietconnes qui ont envie de tuer font de la tapisserie. Mignonnes, ces petites bougresses. On a envie de leur chanter Turlututu-Chapeau-Pointu. Hélas ! ce n'est pas le moment : mes gardes du corps me conduisent à un bâtiment un peu plus grand que les autres.

Des panneaux écrits en russe et en sovietnamien en garnissent la facade. L'un d'eux comporte une faute d'orthographe. Un maladroit a écrit Kikédonk Si Konk (bureau de l'état-major) avec un accent circonflexe !

Nous pénétrons dans le local. Des Viets fourbissent leurs fusils en discutant le Bouddha de gras ; ils me jettent un regard indifférent tandis que les malabars me guident vers une porte capitonnée de cuir. Cette porte ne fait qu'en isoler une autre. Le Russe à la mitraillette frappe. Une voix lui dit d'entrer dans la langue de Tolstoï (qui se trouve être par la même occasion celle de Tchékov). Nous nous annonçons dans une vaste pièce au milieu de laquelle s'élève un grand bureau métallique.

Faut de la santé pour apporter un meuble aussi moderne et volumineux au cœur de la brousse, non ? Le meuble est chargé d'instruments bizarres. De l'autre côté, face à la porte, quatre personnes sont assises dans des fauteuils pivotants. Il y a là l'officier blond qui est venu nous cueillir dans l'avion ; Olga, un civil Viet, aux pommettes très hautes, très saillantes et tressaillantes dont le regard ressemble à deux coups de canif dans un contrat de mariage et un autre mec en civil, un Blanc en complet blanc portant de grosses lunettes noires et des pansements d'albuplast, depuis le menton jusqu'à la racine des crins. C'est ce dernier qui semble présider la réunion.

Il fait un geste aux goudes et, dociles, ces derniers me débarrassent de mes menottes pour m'attacher aux accoudoirs d'un fauteuil faisant vis à vis à l'étrange aréopage. Ensuite de quoi, j'ai droit au casque de standardiste. Pendant qu'on m'affuble de ma belle panoplie de supplicié, je regarde curieusement autour de moi. Je note que les rideaux sont tirés devant la fenêtre et que la pièce est éclairée par un tube fluorescent, très fluo et très récent. Le civil s'est levé de son siège et c'est lui qui manipule les deux projecteurs braqués en face de moi. Ce Viet serait-il un bourreau chinois engagé tout exprès pour nous interpréter les grands cimeterres sous la lune ? Le plus intimidant, c'est que personne ne parle. La présence d'Olga est, pour moi la seule note réconfortante dans ce climat hostile. Je sais bien que c'est elle qui nous a amenés ici, néanmoins, le fait de la connaître (et de la très bien connaître) crée malgré tout un courant de chaleur, comme le répétait un perroquet de mes relations : « C'est humain ».