Je lui virgule un clin d'oeil polisson, manière de lui montrer qu'un poulaga français, même quand il se fait repasser, conserve tout son cran (de sûreté).
Le Jaune au regard en forme de boutonnière sans décorations règle les faisceaux de ses machiavéliques projecteurs. On se croirait chez l'oculiste pendant qu'il vous fait des tests avec ses loupiotes vertes et rouges, ses cadrans lumineux et ses lettres de dimensions variables. Je me dis que, le centre d'attraction étant constitué par ses gestes, ses lumières et ma bouille, je pourrais p't'être bien essayer de vérifier à la sauvette le quoi t'est-ce que Béru m'a virgulé dans la pocket.
On m'a lié les poignets aux accoudoirs, mais ça me laisse l'usage relatif de mes menottes. En me trémoussant un peu le valseur, je parviens à approcher la poche de ma main et je l'écarte du bout des doigts. Mon sens tactile en éveil détecte une tige d'acier ronde, pointue et aplatie du bout ; cette tige est terminée par un manche également rond qui doit être en matière plastique. Je vous parie une portée de musique contre une portée de chiots qu'il s'agit d'un tournevis. Le Mahousse a dû repérer cet objet, par terre, et le sucrer entre le moment où on l'a délié de son fauteuil de douleur et celui où les deux zigs l'ont empoigné par les ailerons pour le ramener à la maison.
Brave Gros, va ! C'est tout lui… Groggy, ravagé, en compote, il a pourtant trouvé le moyen de ramasser cet objet et de me le remettre en loucedé. Ça voulait dire : « Prends tes risques, San-A. ! Joue ton va-tout, vieux frère, si tu en a l'occase ».
Je bigle hardiment les vilains qui m'examinent. Le gars aux lunettes noires surtout retient mon attention. C'est curieux, mais il me semble confusément l'avoir déjà vu quelque part. Où ? Je n'en ai pas la moindre idée, ni quand ! C'est vague et indéfini. Il émane de lui un je ne sais quoi d'impondérable que mon sixième sens (celui de l'élite) reconnaît. Et à la manière dont il me défrime à travers ses verres fortement teintés, je sens que lui aussi m'a reniflé.
Le Jaune va prendre sa place de l’autre côté du burlingue. Il éteint la lumière principale. Aussitôt je cille, car la double lumière provenant des projecteurs me faucille violemment la vue. Il me semble que mon œil gauche s'agrandit, s'agrandit, tandis qu'au contraire l'autre rapetisse. Il s'agit d'une souffrance neuve et qui m’étonne. J'ai été si souvent molesté et de façons parfois très ingénieuses et très démoniaques, mais je n'avais jusqu'alors jamais éprouvé cette sensation effrayante. Ma tête se déforme, se contorsionne. J'essaie de fuir le supplice en baissant les paupières : impossible car mes stores sont tenus ouverts grâce à de minuscules pinces aux mors crochus.
Un cauchemar ! Je m'oblige à penser à autre chose. Mais c'est presque impossible… M’man ? Ah oui, M'man ! Félicie, tout loin, dans un coin de France où elle attend son téméraire rejeton mijotant des petits plat pour le cas où, d'ordinaire, il arriverait sans crier gare. Chaque jour, elle met des fleurs dans ma chambre : un petit bouquet d'œillets ou de soucis dans le même vase d'opaline bleue. Si je laisse mes os dans cette aventure, elle continuera de disposer ses fleurs sur ma table, Félicie. Toujours, et tous les jours, tant que le Bon Dieu la laissera voguer sur l'eau grise de l'existence.
A cet instant critique, ça me réconforte, la pensée du vase d'opaline.
On m'a coiffé du casque. Quand on me l'a mis, il était silencieux mais maintenant, le ululement de sirène retentit. Faible au début, son intensité augmente. Heureusement que j'ai plus d'un tour dans mon sac. Vous savez pourquoi ça ? Parce que, lorsque l'ami Curtis m'a appris la nature de la torture infligée par ces messieurs, votre petit copain San-A s'est bourré les portugaises de morceaux d'étoffe mâché afin de se prémunir contre le bruit. Pas bête, hein ? Oh ! ça ne vaut pas les boules quiètes, mais ça réduit des deux tiers mes facultés auditives, ce qui, dans la conjoncture actuelle, n’est pas négligeable.
La violence de ce que je perçois me laisse à penser ce qu'est ce vacarme lorsqu'on ne s'est pas fourré des berlingots dans les cages à miel. Les projecteurs, minces filets ardents, me pénètrent comme deux lames. Ma pauvre tête ! J’ai la sensation d'être aveugle, d'avoir le caberlot démonté, éclaté comme la coque d'un vieux rafiot. C'est un truc semblable que les Tartares (déjà) avaient infligé à Michel Strogoff : le sabre rougi au bord des lampions. Et le grand méchant lui avait lancé la fameuse phrase : « Regarde de tous tes yeux, regarde, car c'est pour la dernière fois ». Ça ressemble, comme dit l'autre, à un alexandrin qui aurait cinq ou six pieds de trop. Le Strogoff, il a eu un coup d'émotion et il s'est payé une larmette au moment qu'on lui filait le coupe-chou dans la poire : si bien que la larme a constitué une protection naturelle. Moi, à y réfléchir, je me suis toujours demandé pourquoi ça ne lui a pas plutôt cuit la prunelle au bain-marie ; mais bref… La vue sauve il a eu, à cause de son cœur tendre. Bath allégorie, non ! Est-ce que San-A, l'Ingénieux-type, pourrait pas se payer, en l'occurrence, une strogofferie de ce genre ?
Justement, ça me rappelle, quand j’étais au lycée ; avec les petits copains, on jouait à qui qui regarderait le soleil en face le plus longtemps. Et je gagnais toujours parce que, pour fixer le soleil, je me renversais comme qui dirait la prunelle. Je la faisais basculer de bas en haut.
Qu'est-ce qui m'empêche (au sirop) d'essayer, après tout ? J'essaie et je m'aperçois que la recette est bonne et que les rayons perdent la moitié de leur puissance. Donc, additionnons : la moitié d'effet sonore, plus une moitié d'effet visuel, ça ramène l'efficacité totale de leur supplice jumelé aux deux-cinquièmes (c'est beau l’effraction).
Stop ! Faut que je vous dise. Je viens d'employer le mot « jumelé » et ça me fait penser au jumelage de nos villes avec des villes étrangères. L'idée est bonne en soi (et même en soie quand il s'agit de Lyon), mais mal employée car on se marie toujours avec des bleds prospères. Ça tourne tout de suite au banquet, à l'échange de fanions, à la balade organisée. C'est bourgeois, c'est peinard, c'est inutile. On chique au rapprochement des peuples. On serre sur son cœur le bourgmestre de telle ville allemande qui, naguère, dirigeait la Gestapo et on en frissonne d'émotion. Mais à quoi ça rime, dans le fond ? C'est du tourisme sentimental, rien de plus. Ce que je suggère, car ce serait efficace, c'est qu'on se jumelle avec des patelins sous-développés. Au lieue de leur cloquer des fanions on leur donnerait du lait condensé, ça aurait une autre allure. Songez-y, bon Dieu !
Je relourde vite fait la parenthèse pour ceux qui ont les bronches fragiles, et je reviens à ma fâcheuse position. Les sévices raffinés qu'on me fait subir durent une quarantaine de minutes. J'endure pas mal, mais je leur jette du lest pour leur faire croire que c'est intolérable, je pousse des cris, je soubresaute… Je geins, je rogne, je supplie, j'injurie, je maudis. A la fin, ils stoppent la manœuvre ; la lumière d'ambiance revient. Il me faut un bout de temps avant de pouvoir distinguer les personnages immobiles comme chez Grévin qui me font face. Mes yeux éblouis les distinguent à peine. Ce ne sont que des masses sombres, des silhouettes incertaines plaquées devant une immense radiation, Des taches sur le soleil ! Progressivement, ce flamboiement violet se dissipe. Les figures retrouvent leurs expressions.
L'homme aux lunettes noires fait un signe à Olga. Elle n'attendait que ça pour m'attaquer.
— Cher Tony, dit-elle, tout à l'heure, dans votre prison, Curt vous a fait certaines confidences que nous aimerions connaître. Nous savons, et pour cause, l'amitié que vous lui portez, mais il est de son propre intérêt que vous parliez. Vous venez d'avoir un petit échantillon des moyens de persuasion dont nous disposons ; ceci n'est que de la broutille comparé à ceux qui seront employés au cas où il s'obstinerait à garder le silence. Soyez plus intelligent que lui et épargnez-nous de vilaines besognes…