Alentour, c'est un déferlement terrible. Deux chiens aboient férocement à l'endroit où j'ai quitté le sol pour tarzaner dans las branches. Mes poursuivants lâchent des rafales en l'air, dès qu'ils voient remuer. De pauvres macaques foudroyés, des oiseaux aux plumages colorés s'abattent. Le cher San-A., lui, impavide, attend que ça se passe. Ces carnes ratissent consciencieusement. C'est une exploration méthodique ; pas un fourré ne leur échappe.
Ils savent entreprendre une battue. Leurs copains viets sont des malins, des rois de la jungle. Franchement, si je n'avais eu la veine de me loger dans un arbre creux, je me serais fait repérer par leurs yeux de hiboux.
Mais la troupe continue son exploration acharnée. Elle s'éloigne. Mon palpitant cogne si fort que doit résonner jusqu'au pied du pompidier. Je ferme les yeux. Le goût sauvage, jouissif, de la victoire me chavire. La seconde phase de l'opération « Taillons-nous » a également réussi. Vous le voyez, mes aminches : rien n'est impossible à l'homme déterminé. Il suffit d'avoir des tripes et d'oser, et de doser. La chance dont à propos de laquelle je vous causais primitivement, c'est une femelle qu'il faut conquérir. J'appuie mon front contre l'écorce éléphantesque. C'est rugueux, dur, solide. Quoi de plus merveilleux qu'un arbre ? Il nous donne des fruits pour nous rafraîchir, de l'ombre pour faire la sieste, des lits pour faire l'amour et des cercueils pour faire la mort. Je suis bien. Je l'aime. Aucune peau de femme ne m'a jamais paru plus agréable que cette peau d'arbre géant. Blotti dans son gros ventre, comme Jonas dans sa baleine, je récupère. Je me détends. Je réfléchis. Je communie avec la belle, l'indulgente nature. « J'aurais jamais dû m'éloigner de' mon arbre », fredonné-je… Le temps s'écoule ; la nuit vient. Les frondaisons noircissent. Il y a d'autres cris, d'autres rumeurs profondes, d'autres senteurs enivrantes… La forêt se fait hostile. Pour lors, l'étonnant San-Antonio, celui qui a trouvé le moyen de gagner un maximum d'argent avec un minimum d'idées ; l'homme qui est capable de se coucher tôt avec une dame qu'il ne connaît pas et de se lever tard avec une dame qu'il connaît bibliquement. l'intrépide San-Antonio qui peut mettre un type K.O. aussi vite qu'il peut le faire cocu ; San-Antonio, l'enfant chéri des foules en délire (à force d'en remettre, il finira bien par en rester quelque chose !), San-Antonio sans qui l'œuvre de Frédéric Dard ne serait que ce qu'elle est ; San-Antonio le bien-aimé, le bien nommé, se prend à part et se demande comment il va enchaîner son destin. Le chopera-t-il par les oreilles ou par la queue ? Lui fera-t-il une clé aux pattes, une Cléopâtre ou bien le blousera-t-il à la sournoise ? Car, enfin, l'unique solution raisonnable c'est de fuir, convenez-en ou allez vous faire ausculter le fondement par un manche de truelle. Je dois profiter de la noyé pour me débiner. La jungle est hostile, pleine d'embûches de Noël. Le Viêt plus ou moins cong rôdaille dans les fourrés, l'arme au poing, prêt à m'interpréter « Aspro la douleur s'efface ».
Ils sont à l'affût (sur celui de leurs arbalètes). Une fléchette que je ne sentirai même pas arriver ! Et bonne bière, San-Antonio, ça c'est de la terre meuble ! Et je ne parle pas des pièges à Congs disposés dans les sentiers sous bois dont je mâche les feuilles, comme disait mon ami Verhaeren avant d'aller prendre le train. Nonobstant ces graves, ces multiples dangers, je dois tenter de me tailler. Oui, seulement, mes deux copains sont aux mains des Russes, eux, et San-Antonio ne saurait sauver sa peau en oubliant celle de Bérurier au vestiaire. Alors ? Je vous vois venir, les gars : pas futés, mais logiques à vos moments perdus. Vous vous dites pertinemment : « On le connaît, San-A. on le sait qu'il va tenter l'impossible pour délivrer ses aminches. Ça serait plus notre crack-maison, sans ça. Son blason rouillerait. Il deviendrait pas sympa, le Casanova de basse-cour. On le lirait plus, on le relirait encore moins (ou alors en peau de chagrin). Il se doit à sa légende et, qui plus est, à son public ». Eh bien oui, mes petites tronches, je réponds à votre appel. Je vous ai compris. Il est là, San-A. Il répond présent ! Nous serons sauvés ensemble ou nous périrons ensemble, il y a pas de milieu (sinon à Pigalle et à Marseille).
Je me hisse hors de mon trou et me laisse couler jusqu'au sol. Les lianes, c'est lisse. J'exécute des mouvements gymniques, comme chaque fois après une période d'engourdissement. Ça rétablit la circulanche et assouplit les nerfs. Je vais avoir besoin d'eux pour écrire les pages suivantes. Moi, San-A., tout seul et les mains vides, j'attaque un camp bourré de soldats en armes, et ce pour la deuxième fois dans la même journée : un camp américain aux aurores, un camp russe au crépuscule. Avec juste mon courage et mon génie ! Comme complice, la nuit ! C'est peu. Comme motivation, mon désir ardent de sauver des amis. Eh oui : tout mettre en œuvre pour les arracher à leurs tortionnaires. Cette idée me galvanise. J'en frétille comme un chien qui fait marcher son essuie-glace lorsqu'on le caresse. Et je me dis, du fond du cœur : « En avant, San-Antonio. En avant ! »
Avec une canne de bambou, je me fabrique une lance ; comme on appointe une mine de crayon. Le résultat obtenu est formide. Je viens de me fabriquer une arme redoutable. Certes, elle ne vaut pas une mitrailleuse double, mais elle présente l'avantage d'être plus silencieuse et ce détail, dans le cas présent, a son importance.
Mon javelot bien en main, j'avance, courbé en deux en direction du camp, plus félin que nos voisins, les tigres du Bengale. Tous les quatre pas je m'oblige de m'arrêter pour écouter et sonder la nuit. Je crains de me faire repérer par une sentinelle. Parvenu à une cinquantaine de mètres des bâtiments, je me couche derrière une touffe de cactus Picotas-Graducus, l'espèce la plus épineuse, vous ne l'ignorez pas.
Si je m'écoutais, je foncerais encore ; mais je sais me faire la sourde oreille quand la prudence l'exige. Je me rends parfaitement compte qu'avant de tenter quoi que ce soit, il me faut étudier la vie nocturne du camp. Que voilà donc une sage décision. Grâce à la lune et à mes talents de nyctalope, je finis par apercevoir, disposé tous les trente mètres environ, un guetteur couché. Pas dingues, les Popofs. Une sentinelle debout constitue une cible, ils le savent. Alors ils font coucher les leurs. Si j'avais fait deux pas de plus j'étais repéré. Je possède sûrement un septième sens, c'est pas possible autrement.
Avec le manche de ma lance je coupe une pousse de cactus en forme de fourche, composée de cinq larges feuilles en i grec. Ensuite, je l'embroche de la pointe de mon arme. Doucement, je la place devant moi. Elle constitue un bouclier naturel derrière lequel je peux me dissimuler à condition de ramper très bas. Il s'agit dorénavant de progresser avec une lenteur extrême afin que les factionnaires ne s'aperçoivent pas que ce cactus est mobile. Les touffes de cactées sont nombreuses alentour et leurs ombres familières aux guetteurs vont m'aider à endormir leur attention.
J'ai repéré l'un d'eux et, comme il n'a pas de bol, c'est sur lui que je repte. Je ne sais pas ce qu'indiquent nos horoscopes du jour, à lui et à moi ; mais je pense intimement que l'un des deux est à foutre dans les gogues.
J'avance toujours ; si lentement que je suis à peine sûr de progresser. Je deviens souche de bois, cactus à mon tour. Et, pourtant, la distance diminue, qui me sépare de la sentinelle. Bientôt, je peux voir son casque et les reflets de sa carabine.
Encore une dizaine de mètres. Faut les faire. Je m'applique à tenir la touffe de cactus bien droite. Dans ce pays où la guérilla utilise toutes les ressources de l'imagination, les ruses de ce genre sont monnaie courante. Je sais que si le soldat a le moindre doute, il défouraillera recta. Je continue, tout mon être tendu ; pas un poil de ma poitrine qui ne participe pas à l'opération ! Je gagne encore cinq mètres.