A travers la fourche constituée par les feuilles de cactus, je vois très nettement l'homme. C'est un Viêt dont le visage jaune et large brille de sueur. La nuit est étouffante, je le répète, et mes hardes sent collées à mon corps. Le voici arrivé, l'instant décisif où la confrontation de nos deux horoscopes va s'effectuer. Je dois neutraliser la sentinelle d'un seul coup et sans bruit pour ne pas attirer l'attention de celles qui continuent la chaîne de surveillance.
« Han » : encore deux mètres, San-Antonio, et tu auras ta chance. Je mets près d'un quart d'heure pour les parcourir. Je me déplace millimètre par millimètre. Cette fois, je suis à distance convenable. Immobile, je fais progresser la plante grasse, chaque fois que le factionnaire regarde dans une autre direction. Avez-vous assisté déjà à des corridas ? Oui, je pense, du moins au cinématographe. Vous avez frémi, comme tout le monde à la minute suprême, lorsque le torero dressé sur la pointe des pieds s'apprête à plonger l'épée recourbée dans le cœur de l'animal. La tête inclinée, le bras pareil à une flèche posée sur la corde tendue d'un arc, il vise. C'est l'instant de vérité. Le destin de l'homme et celui de la bête se croisent, se confondent un instant. Ils sont en suspens dans l'air capiteux des arènes. A cette minute, je me fais l'effet d'être le toréador sur le point d'estoquer. Mais en face de moi, au lieu d'un toro, un homme. Un homme qui ne m'a rien fait et pour lequel je ne nourris aucune haine.
Un homme qui entrave ma route et que je vais essayer de supprimer avant qu'il ne me supprime. Je vise de mon mieux, longuement, jusqu'à ce que le tremblement de ma main se dissipe et qu'elle devienne dure et insensible comme cette tige de bambou. Et puis tout se déroule sans que j'aie plus à le décider. J'agis en état second. Mes muscles obéissent à ma volonté alors qu'elle a cessé d'être effective. Comme le cerveau électronique d'un robot a enregistré un ordre et l'exécute, mon corps hypertendu accomplit mon dessein. J'ai un rush terrible, de félin. Le plus moche, ce sont les sons dans ces cas-là.
Il y a un bruit hideux de vessie crevée. Un début de plainte escamotée. Et c'est le silence, une fraction d'infini solidifié sous la lune. Enfin, la rumeur de la nuit reprend, avec ses insectes, ses frissons étranges, le chuchotement des branchages, les cris désemparés d'animaux inconnus dont on devine la présence furtive. Je lâche mon bambou planté dans la gorge de l'homme. C'est un trait d'union effroyable, Il me communique par ses vibrations l'agonie de ma victime. Je crois que c'était son horoscope qui donnait de la bande.
Je rampe jusqu'au soldat mort. Je ne pense pas qu'il ait souffert. Tout cela a été si fulgurant ! Il n'a pas eu le temps de comprendre ce qui se passait. La mort qui le guettait a bondi en lui et l'a dévasté en un éclair. Je m'empare de son fusil. Y a pas à dire, c'est tout de même mieux qu'une canne de bambou. Je coiffe son casque. Un peu juste pour ma tronche, mais ce qui compte c'est la silhouette. Un fusil à l'épaule et un casque sur la bouille, de nuit j'ai la découpe d'un militaire. Je gagne l'abri d'un baraquement, puis je me dresse. Allons, te voici au cœur de la place, San-Antonio. On dirait que ça repasse plutôt bien. M'est avis que mon ange gardien a pris l'avion suivant pour me rejoindre. Maintenant il est à pied d'œuvre : on fait du bon boulot, lui et moi. Je me repère. Le camp est silencieux. Quelques lumières brillent dans certains baraquements, mais les artères sont vides. Je me dirige vers le bâtiment servant de prison. La porte est grillagée, à cause des bestioles folâtres. Comme l'endroit péché par la ventilation, les zigs de l'intérieur s'aèrent comme ils le peuvent. A travers les fines mailles du grillage, je peux admirer l'intérieur du poste. Sur deux lits de camp : deux dormeurs. A la table, deux factionnaires éveillés jouent aux cartes.
Comment feriez-vous, vous autres, pour prendre d'assaut ce bastion ? Pas commode. Si je pouvais défourailler, en quatre pralines je me paierais les gardes, seulement ce serait du suicide. Autant tirer illico un feu d'artifice. Alors ? Alors San-Antonio farfouille dans sa giberne pour trouver une boîte d'astuces. Je me plaque contre le mur et, du doigt, je gratouille le grillage en imitant le cri du caméléon en rut. Je vois que les deux joueurs de cartes tendent l'oreille. Je répète mon manège de façon à leur faire accroire qu'une bête veut pénétrer chez eux. L'un d'eux finit par poser ses brèmes et radine aux nouvelles. Je me jette en arrière, la crosse de mon flingue haut levée. L'homme défait le crochet de la lourde et passe la tête à l'extérieur. C'est sa fête ! Ah ! les jolies vacances, merci papa, merci maman. Il efface un de ces coups de buis qui comptent dans la calcification d'un crâne ! Le v'là par terre. Je ne perds pas de temps à le compter dix ou à prendre sa température. En trois bonds j'arrive à la table où le second batteur de cartons attend en matant à la sauvette le jeu de son adversaire. C'est pas joli de tricher. Je le lui fais comprendre en lui balancetiquant un nouveau coup de crosse en pleine poire. Il a le portrait qui se modifie instantanément. Ça se tuméfie, ça violit, ça pisse le sang. Zozo-la-belote est groggy. Mais le plus rigolard, mes chéris, c'est que j'ai agi avec une telle célérité que les deux autres soldats dorment toujours à poings fermés. Ne jamais frapper un ennemi endormi. Le paragraphe 34 bis du manuel du parfait homme d'action est formel sur ce chapitre. Je m'approche donc du premier dormeur et le secoue. Le gars se dresse, le regard passé au laminoir. Je le rendors d'une manchette formide sous la mâchoire. Ça fait craquer sa mâture et il s'abat (comme un samedi juif) sur son plume. Même régime pour le second julot. De la crème, mes fils ! Du billard (japonais) ! Tel que je suis parti, si on me laissait faire, je gagnerais la guerre à moi tout seul.
Cette fois, il s'agit de se remuer le prose. Verrou ! Re-verrou ! Clé ! Gonds ! Ça grince ! Bonsoir messieurs ! Ils sont là, tous les deux, Béru et Curt. Assis tristement sur leurs dodos. Pâles, cernés, affaiblis, anxieux. Je pose un doigt sur mes lèvres, biscotte les appareils perfides qui moulinent leur converse et je leur fais signe de me suivre. vous parlez qu'ils se le font pas répéter deux fois, ni en braille, ni en hindoustani.
Ils se pointent dans le poste de garde et je désigne à chacun d'eux le râtelier d'armes. Faut les voir sauter dessus comme la chetouille sur un équipage de Marines. Béru se saisit d'une mitraillette et Curtis d'un colt grandeur nature. Tout de suite on se sent moins seul. Vous ne pouvez pas savoir comme, dans certaines circonstances, ça tient compagnie, des appareils à distribuer les tranquillisants définitifs.
— Bravo, mec, déclare le Gros, radieux, je te vote les félicitations du jury à l'unanimité.
J'enregistre l'hommage, mais la tâche qui nous attend est ardue, car il s'agit maintenant de filer d'ici et de traverser la jungle. J'ai de plus en plus l'estomac dans les talons. Je sens venir le moment où mes jambes vont composer un « x » parfait. Bast, comme on disait au siècle dernier, je m'alimenterai plus tard. Le véritable homme d'action ne doit pas avoir de ces soucis, ou alors ceux-ci sont des cadets.
Avant de vider les lieux, j'hésite à enfermer les quatre gardes estourbis dans la geôle. Mais je décide qu'à cause des micros dont celle-ci est truffée cela ne servirait de rien car ils pourraient aussi bien donner l'alerte. Ce qu'il faut, c'est gerber en vitesse, sans trop se préoccuper du temps qu'il va faire.
— Je vais marcher devant, fais-je à mes amis. Vous autres, imitez-moi en tous points. Il s'agit de franchir un cordon de factionnaires. J'en ai assaisonné un, et c'est par la même brèche qu'il nous faut filer.