— Merci du compliment, Olga ; venant de vous, il me va droit au cœur, avec escale dans les régions septentrionnales.
Elle rit, me file un regard savonneux et annonce :
— Cela étant dit, je ne vois guère comment vous pourriez vous en sortir.
— Une confidence en valant une autre, ma jolie, je ne le vois pas très bien non plus…
— Alors ? demande-telle en allongeant la main vers une table basse où se trouve un coffret à cigarettes.
— Alors ne faites pas un geste ! lui dis-je sèchement.
— Je n'ai pas le droit de fumer ? demande la ravissante :
— Béru ! Veux-tu regarder ce que contient ce coffret, ordonné-je.
Le Gros se grouille. Il soulève le couvercle de la boîte et pêche dans celle-ci un aimable revolver à crosse de nacre.
— La petite demoiselle ne fume que des Beretta de jeune fille, fait-il en empochant l'arme. Puis il administre une solide paire de baffes à la donzelle.
— Tu commences à nous avoir assez fait de bobo comme ça, garce, lui dit-il. Si tu te tiendrais pas rigoureusement peinarde, je me regarderais dans l'obligation de faire ton malheur, tu piges ? Je rigole plus, j'ai les lèvres enflées.
A sa voix, on devine son déterminisme. Le sourire d'Olga s'éteint.
— Vous ne pouvez pas vous en sortir, affirme-t-elle, c'est IMPOSSIBLE !
Je m'approche de l'unique fenêtre et je soulève les lames du ressort californien afin de regarder dehors. Le tohu-bohu est à son comble. Pour le moment il me paraît impossible de risquer une sortie. L'espionne qui a observé mon manège me dit, lorsque je me retourne.
— Vous voyez bien ! Vous feriez mieux de vous rendre !
— Et puis quoi encore ? s'indigne Sa Majesté, allez-y, je prends les commandes !
— Je préfère mourir plutôt que de me rendre, affirme Curtis qui, jusqu'ici, n'a rien dit.
— On vous a servi à bouffer, ce soir ? demandé-je au Gros, histoire de revenir à des préoccupations plus terre à terre.
— Des clous ! fulmine-t-il. J'ai l'estom' qui ressemble à une vieille blague à tabac.
— Alors va regarder dans la pièce voisine si tu trouves quelque chose de comestible.
C'est le genre de missions pour lesquelles il est toujours volontaire, mon Nounours. L'assaut du garde-manger, c'est sa spécialité. Il s'y est tellement illustré qu'après lui, on donnera sûrement son blaze à une marque de nouilles ou de gorgonzola. L'ami des réfrigérateurs, Béru ! Leur visiteur du soir.
Je l'entends fouiller les placards de la kitchenette en maugréant. Il revient, l'oreille basse, avec un paquet de biscottes, deux tubes de lait concentré et des bouteilles d'eau gazeuse. Il déplore le manque d'organisation de notre hôtesse. Selon lui, la jeune femme moderne doit avoir un jambon en réserve, des boîtes de cassoulet, quelques saucissons à l'ail, un peu d'andouille et des neufs. L'imprévoyance est la grand-mère maternelle de tous les vices. Tout en protestant, il nous fait des tartines de lait. C'est assez écœurant, mais ça nourrit. Les chicots du Mastar croquent les biscottes avec un bruit de con-casseur.
— Comment que tu t'y es pris ? questionne mon ami, la bouche pleine.
Je lui raconte mon évasion : le coup de tournevis, la fenêtre ouverte, la jungle, l'arbre creux, la lance de bambou.
— Tu es un type formidable, me dit Curtis.
— Faut pas se plaindre, renchérit Bouboule. Supposutionnons qu'on parvienne à sortir du camp, tes projets c'était quoi t'est-ce ?
— Eh bien voilà, dis-je, nous avons réussi le tour de force de nous mettre à dos les sudistes et les nordistes, les gens de l'Ouest et ceux de l'Est, on s'est pratiquement fermé les quatre points cardinaux.
— On est pour ainsi dire les tricards du concile aux culs-bénits, plaisante le Mahousse.
Je lui sais gré de sa boutade. Les bons mots de Sa Majesté (je devrais plutôt dire « ses Vermots ») ont le rare pouvoir de conjurer les calamités. Le sort ne peut rien contre l'homme qui plaisante.
— Ecoute, Mec, au lieu de se faire la partie périlleuse et la traversée de la jungle pédérastement, tu crois pas qu'on pourrait profiter de ce qu'ils sont en train de jouer la Prise de Fort Apache pour récupérer le coléoptère dont avec lequel ils nous ont emmenés : ici ? Ton pote Curtis est un pilote d'hors ligne, non ?
Brave Béru ! Cher A.B. (Alexandre-Benoît) ! Il a raison. Cette effervescence qui règne autour du camp peut, doit nous aider.
On va se tailler de l'intérieur et non de l'extérieur ; La lumière admirable, jaillit de la matière grise béruréenne, comme le Rhône des glaciers bleus du Saint-Gothard ! O esprit phosphorescent qui, au milieu de la nuit hostile, nous guide vers les rivages obscurs du salut ! O astuce poulardière enfantée par ce primate à station verticale et au langage articulé ! Magicien des abîmes ! Spéléologue de la ruse ! Astronaute de la combinaison ! Toi dont le ventre ressemble au mont Ventoux et l'intelligence à une fosse septique. Toi qui manipules l'andouillette sans fourchette et la couennerie sans pincettes, sois récompensé pour tes suggestions radieuses ! Que la terre tout entière forme ta garde d'honneur ! Que l'eau purifiante des baptêmes redonne à tes pieds sales l'éclat du neuf ! Oui, tu l'auras ta revanche, tu seras mon dernier échanson ! Comme je t'aime, Bérurier ! Comme tu me satisfais ! Comme tu me combles ! Comme tu communiques à tout mon être la joie pathétique et suprême des aboutissements. Merci, ami de toujours !
Je lui donne une caresse qui l'écarlate.
Ayant dit, je poursuis :
— Si nous parvenons à quitter le camp, notre seule chance est de traverser la jungle en direction de l'Ouest jusqu'à ce que nous ayons franchi la frontière laotienne. Une fois au Laos, nous gagnerons Viea Tiane, la capitale où se trouve un consulat de France qui nous rapatriera.
— Well, approuve Curtis. Tu crois que j'aurai droit moi aussi à un billet pour Paris, Tony ?
— Si vous n'y avez pas droit, vous pourrez toujours faire appel aux membres de votre organisation, Curt, déclare Olga.
— Oh, pour l'amour du ciel, cessez vos railleries ou je vous écrase comme une punaise ! gronde l'officier. La plaisanterie a suffisamment duré…
Olga va pour rétorquer,mais je les fais taire d'un péremptoire claquement de doigts : j'ai pas envie qu'ils attirent l'attention avec leur différend dont je finis par avoir classe.
Et puis j'ai besoin de silence pour ouïr le gars Bérurier, lequel me chuchote quelque chose à l'oreille. Que me dit-il, le bien cher homme ? Quelle idée filandreuse vient le tourmenter pour qu'il tienne immediately à me la virguler dans le couloir en colimaçon ?
— Bravo, Gros, Tu viens de tracer la route.
— On peut connaître ? demande Curtis.
— D'autant plus volontiers qu'on ne peut rien faire sans toi, dis-je : Il s'agit tout simplement de rééditer le coup de ta précédente évasion, petit canaillou.
— C'est-à-dire ?
— La fugue en hélicoptère.
Il a un pâle sourire.
— Pourquoi pas ? Ce serait amusant si ça réussissait.
— Pas de conditionnel, Curt ! Lorsqu'on se lance dans une entreprise (de tabac râpé) aussi audacieuse, il faut bannir de son esprit l'idée d'échec.
— Je suis curieuse de savoir comment vous allez vous y prendre, Tony, roucoule la jolie bergère.
— Justement, vous allez le savoir, Olga. Habillez-vous !
— Quoi !
Le Gros qui a besoin d'exercice la mornifle à nouveau en disant :
— T'obéis et t'écrases, gosse. On peut pas se permettre de discutailler dans la conjonction présente avec une mémé de ton acabit.
Alors, que voulez-vous : elle obéit.
Le gars bibi, avec son casque et son fusil, il a l'air d'un militaire habillé en soldat. la nuit, tous les militaires sont gris (quelque uns sont noirs d'ailleurs). Je vais d'un pas énergique jusqu'à la prison, me rangeant parfois de côté pour laisser foncer une chignole tous-terrains lancée sur le sentier de la guerre.