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A toi pour toujours.

P.S. : Si tu vas trouver San-Antonio mets des lunettes et déguise-toi en institutrice libre car il est terriblement porté sur les femmes et ça m'ennuierait, même mort, d'être fait cocu par lui ».

Je souris à ce dernier paragraphe. Seul un homme courageux, un homme honnête peut avoir le cœur à faire de l'esprit sur une missive d'adieu.

Laura plie le sombre message et le serre dans son sac. Un bath sac en croco. M'est avis qu'il commence à se faire tard pour les caïmans, les gars. Depuis que les nanas réticulent avec sa peau et que les marlous se chaussent du même métal, ces pauvres bestioles vont être bientôt en voie d'extinction. Heureusement qu'ils savent pleurer ; les crocodiles. Ils peuvent verser des larmes !

— J'ai reçu cette lettre hier soir, à New York, mister San-Antonio. Le temps de sauter dans un avion et me voici, Antoine.

Elle n'en dit pas plus. A quoi bon ? J'ai pigé l'espoir insensé qui l'anime. « Un seul homme pourra t'aider », lui a écrit Curt. Lui parlait de son honneur, mais c'est sa peau qui intéresse Laura. Les femmes sont plus pratiques que les hommes. L'honneur, pour elles, c'est une marotte masculine, au même titre que la pipe, les chiens de charme et les histoires salées. L'honneur d'une femme consiste à ne pas porter dans un cocktail la même robe qu'une autre dame et à ne pas trouver dans sa chambre à coucher un soutien-gorge qui ne lui appartient pas. Laura, elle s'en fout un brin de la mémoire de Curt, c'est à sa vie qu'elle tient. Alors, dans sa jolie petite cervelle yankee, elle s'est dit que si ce soi-disant San-Antonio remplaçait le beurre, il pourrait peut-être l'aider à tirer Curt du merdier.

— Tu veux un petit coup de rouge pour trinquer avec moi et madame ? demande obligeamment Béru.

— Avec plaisir.

Je sens leurs quatre z'yeus braqués sur ma personne. Le Gravos connait son maître. Il n'a pas lu la lettre, mais il a subodoré son contenu. Il devine que je vais prendre une grande décision…

— Laura, fais-je doucement, vous voulez bien traduire la lettre de votre mari à mon camarade Bérurier ici présent ? C'est un garçon totalement analphabète et qui ne connaît d'anglais que le mot barman.

Elle m'obéit. Flatté, Béru prend une attitude adéquate et concomitante pour déguster. Il ferme à demi les yeux, comme un mélomane au concert quand il savoure le solo de flûte. Laura traduit. Nouveau silence. Sa Majesté joint ses deux paquets de saucisses sur la table, considère ses ongles ébréchés croissant-lunés de noir et déclare :

— Ton pote, San-A, m'est avis qu'effectivement il a la blancheur Persil. Un zig qui se serait éclaboussé le pédigrée demanderait pas à sa veuve de lui faire redorer l'honneur.

Puis, doctoral, à Laura :

— C'est jeudi, vous dites, qu'on le flingue, votre époux ?

Sa délicatesse me fait frémir, mais je m'abstiens de la souligner, espérant que le français de la jeune femme n'est pas suffisamment raffiné pour lui permettre d'apprécier à sa juste valeur celui de l'Eminent.

— Oui, répond-elle, jeudi matin, devant tous les gars de son escadrille.

Béru opine, puis il ouvre le tiroir de son bureau et en extrait successivement : un fer à friser, un quignon de pain rassis, un piège à taupe, deux fourchettes à escargots, un cendrier réclame, un robinet de cuivre vert-de-grisé, une photographie de M. Georges Pompidou, deux porte-mines sans mines, un numéro d'Eclats de Rire, huit centimètres de boudin aux raisins, un tournevis, un tournemain, un tour de cartes, un tour est joué, un tour dans son sac, un plan de rom, une tour d'ivoire, une couenne de gruyère, un collier de chien, un sécateur, un bouquet de persil, un fer à cheval, un porte-clés obscène, une paire de quenouilles, un purgatif, un réveil démonté, un harmonica, deux timbres oblitérés représentant le général de Gaulle acclamé par les martiens, seize mouches mortes parfaitement momifiées, quelques queues de radis, une chaussette verte trouée à ses extrémités, une pile électrique désacculée, un conseil d'ami, un cachet de caoutchouc au nom d'une certaine entreprise Mordicus et Soutien, un cachet d'aspirine, une pipe en terre, une pie-panthère, un baccalauréat en blanc, une crise de larmes, un portrait représentant Jeanne d'Arc sur son lit de mort, un navet complet, un passeport délivré à un sieur Delong, une vue sur la mer, une prise de bec, un collet monté, un cric d'horreur, un complément d'information, un minus habeas, une biographie du ministre de l'Education nationale, un reste de cassoulet toulousain, des lunettes de soleil, un disque bleu des Vosges et un horaire d'Air France.

C'est ce dernier objet qu'il cherchait.

— Mate un peu les vols pour Budapest, Gars, me demande l'Enflure.

— Pourquoi Budapest ? l'interrogé-je.

— C'est pas la capitale du Viêt Nam, peut-être ? se gausse l'Illustre Gaudissart.

— Ça n'est qu'un de ses chefs-lieue de canton, le renseigné-je obligeamment, car je pars d’un principe qu'il n'est jamais trop tard pour parfaire l'instruction d'un individu, fût-il aussi érudit que l’est Béru.

Il a donc la même pensée généreuse que moi, le Gros : foncer là-bas pour tenter l'impossible. A nouveau mes yeux se posent sur le visage anxieux de Laura. Tout un circus astucieux s'élabore dans ma vaste tronche. Vous avez déjà vu ces pendules dont le coffrage de verre permet de suivre le fonctionnement de ses rouages ?

Si le créateur, qui s'est permis bien d'autres fantaisies, m'avait doté d'une boîte crânienne en plexiglas, vous pourriez admirer le mouvement de ma gamberge. Il a pas lésiné sur les rubis, le Barbu, croyez-moi ! Ça baigne dans l'huile, là-dedans ! Seconde après seconde, mon plan s'élabore, se charpente, prend de l'altitude. M'est avis que nous allons bientôt en prendre aussi. Je ligote l'horaire. Nous avons un vol ce soir, arrivée à Saigon demain mardi. Il nous restera une trentaine d'heures pour tenter ce qu'un étranger se permettrait d'appeler l'impossible. A condition toutefois de trouver de la place à bord et surtout, mes enfants, à condition que le Vioque se laisse manœuvrer.

Je décroche le tube pour appeler Air France. De ce côté, pas de problo : les trois réservations sont O.K. dans les dix minutes.

Laura ne me lâche plus des yeux. Je la fascine. Tout ce qui lui reste de courage et d'espoir, elle me le dédie, la pauvrette.

— Où est Pinuche ? demandé-je brusquement.

— Il est en train de se changer, bougonne Béru.

— Comment ça, se changer, il va à une réception à l'ambassade d'Auvergne ?

— C'est l'heure de sa leçon d'équitation !

Effectivement, la porte du lavabo s'ouvre et Pinuche fait une apparition presque équestre.

Il porte une culotte de cheval blanche, seize fois trop large pour lui, ses bottes de pêche en caoutchouc noir rustinées de rouge et un pull-over cerise, qui fut reprisé en beige, en gris, en bleu, en vert, en jaune et même en violet. Mais le fin des fins, le sublimissimo, l'inattendu, le couronnement, le merci-mon-Dieu-de-nous-avoir-permis-de-voir-ça, c'est l'authentique bombe qu'il porte non pas crânement, mais temporellement, vu qu'elle lui descend jusqu'aux sourcils et qu'elle descendrait beaucoup plus bas encore si ses éventails à moucherons ne la retenaient. Sous ce couvre-chef de piqueur, sa pauvre bouille ressemble à quelque concombre en péril qu'un jardinier forcené tenterait de sauver en le mettant sous cloche.

Cette apparition nous éberlue, nous hurluberlue, nous déconnecte le grand zygomatique. On se frotte les châsses, on se tient les paupières soulevées au moyen d'allumettes, on s'entrepince pour s'assurer qu'on ne dort pas, on se confirme la réalité, on se demande comment ça peut se faire, on se met la raison de côté, on espère que c'est une hallucination collective, on cherche des références dans le passé : Fatima, les soucoupes volantes, on se dit que ça aide à vivre, on voudrait appeler du monde, téléphoner à France Soir, impressionner de la pellicule, bien retenir chaque détail, savoir si les Américains ont ça chez eux, être certain que ça ne compromet pas la force de frappe…