Laissons donc nos livres voyager, d’autres mains les toucher et d’autres yeux en jouir. Au moment où j’écris cet article, je me rappelle vaguement un poème de Jorge Luis Borges qui parle des livres qui ne seront plus jamais ouverts.
Où suis-je maintenant ? Dans une petite ville des Pyrénées, en France, assis dans un café, profitant de l’air conditionné car dehors la température est insupportable. Le hasard fait que j’ai la collection complète de Borges chez moi, à quelques kilomètres du lieu où j’écris – c’est un écrivain que je relis constamment. Mais pourquoi ne pas faire le test ?
Je traverse la rue. Je marche cinq minutes jusqu’à un autre café, équipé d’ordinateurs (un type d’établissement connu sous le nom sympathique et contradictoire de cybercafé). Je salue le patron, je commande une eau minérale bien glacée, j’ouvre la page d’un moteur de recherche, et je tape quelques mots d’un seul vers dont je me souviens, avec le nom de l’auteur. Moins de deux minutes plus tard, j’ai devant moi le poème complet :
Il y a un vers de Verlaine dont je ne me souviendrai plus jamais. Il y a un miroir qui m’a vu pour la dernière fois. Il y a une porte fermée jusqu’à la fin des temps. Parmi les livres de ma bibliothèque Il y en a un que je n’ouvrirai plus.
En réalité, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de livres que j’ai donnés que je n’aurais plus jamais ouverts – parce que l’on publie sans cesse des ouvrages nouveaux, intéressants, et j’adore lire. Je trouve formidable que les gens aient des bibliothèques ; en général le premier contact que les enfants ont avec les livres naît de leur curiosité pour quelques volumes reliés, avec des personnages et des lettres. Mais je trouve cela formidable aussi de rencontrer, dans une soirée de signatures, des lecteurs avec des exemplaires très usés qui ont été prêtés des dizaines de fois : cela signifie que ce livre a voyagé comme l’esprit de son auteur voyageait, tandis qu’il l’écrivait.
9.
Des livres soulignés
Je ne choisis pas toujours les livres que je dois lire. Ce sont eux qui me choisissent, m’appellent du rayon d’une librairie, et souvent je les achète sans savoir pourquoi ; mais chacun me laisse toujours quelque chose d’important. Récemment j’ai ouvert au hasard certains volumes de ma petite bibliothèque, et je copie les passages soulignés.
Epictète et le contrôle
«De toutes les choses qui existent, certaines sont à notre portée, d’autres non. Sont à notre portée : la pensée, les impulsions, vouloir et ne pas vouloir – en un mot, tout ce qui a pour résultat nos propres actions.
Mais il y a des choses qui surgissent sans que nous puissions intervenir, nous surprennent, et dans ce cas, il faut savoir regarder avec sagesse ce qui se passe. Ce qui perturbe l’esprit de l’homme, ce ne sont pas les faits, mais le jugement que nous portons sur eux.
Ne demandez pas que tout dans la vie obéisse à votre volonté. Priez pour que les choses arrivent comme elles doivent arriver – et vous verrez que tout est bien mieux que vous ne l’espériez. «
Manuel Bandeira et le fleuve
Sois comme le fleuve qui coule Silencieux dans la nuit. Ne redoute pas les ténèbres de la nuit. S’il y a des étoiles dans le ciel, réfléchis-les. Et si les cieux s’encombrent de nuages, Comme le fleuve les nuages sont faits d’eau, Réfléchis-les aussi sans tristesse Dans les profondeurs tranquilles.
Chico Xavier et un texte
«Quand vous parvenez à surmonter de graves problèmes relationnels, ne vous arrêtez pas au souvenir des moments difficiles, mais à la joie d’avoir traversé cette nouvelle épreuve dans votre vie. Quand vous réchappez d’un grave accident, ne pensez pas au traumatisme qu’il a causé, mais au miracle qui vous a aidé à en sortir sain et sauf. Quand vous sortez d’une longue maladie, ne pensez pas à la souffrance qu’il a fallu affronter, mais à la bénédiction de Dieu qui a permis la guérison.
Gardez en mémoire, pour le restant de votre vie, les bonnes choses qui ont surgi au milieu des difficultés. Elles seront une preuve de votre capacité à vaincre les épreuves, et elles vous donneront confiance en la présence divine, qui nous secourt dans toutes les situations, tout le temps, devant tous les obstacles. «
Khalil Gibran et l’art de donner
«Vous dites : « Je donne, mais à ceux qui le méritent."
Les arbres ne parlent pas ainsi, ni les troupeaux. Ils donnent pour pouvoir continuer à vivre ; retenir c’est mourir. Celui qui est digne de recevoir de Dieu ses jours et ses nuits est digne également de recevoir de vous tout ce dont il a besoin. Celui qui a mérité de boire à l’océan de la vie mérite également de remplir sa coupe à votre petit ruisseau.
Pourquoi exiger d’un homme qu’il expose son for intérieur et se dépouille de sa fierté afin que vous puissiez décider s’il mérite votre aide ? Efforcez-vous, oui, de voir si vous méritez de donner.
Et vous qui recevez, n’assumez aucune charge de gratitude, afin de ne pas imposer un joug à vous et à vos bienfaiteurs.
Car si vous êtes trop soucieux de cette dette, vous finirez par douter de la générosité de la terre et du Père – l’origine réelle de ces dons. «
10.
Transformer le temps
J’échange beaucoup de courriers électroniques avec Stephan Recht-schaffen, un médecin qui a fondé avec succès l’Omega Institute à New York. J’ai été invité à y donner une conférence, mais j’ai dû annuler au dernier moment. Par la suite, Stephan et moi avons été contactés pour nous présenter ensemble à Vienne, en Autriche, et cette fois, j’ai décidé d’annuler parce que j’ai trouvé que l’on réclamait une somme absurdement élevée. Le fait est que ces difficultés, au lieu de nous éloigner, ont fini par nous rapprocher (le monde connaît des situations très curieuses).
Dans l’un de ces courriers, il prévient qu’il va envoyer son livre. A ma surprise, je reçois un exemplaire en portugais (Timeshifting — Reorien-tando o Tempo). Je le lis en un après-midi, je le relis plusieurs fois, puisqu’a nous tous, chaque jour de notre vie, ce sujet pose problème. Dans le texte, Stephan fait quelques observations que je présente ci-dessous (revues à cause de la taille de l’article).
Le temps n’est pas une mesure mais une qualité. Quand nous regardons le passé, nous ne nous repassons pas un film, nous nous rappelons de nouveau un cadeau de notre passage sur terre. Le temps ne se mesure pas comme se mesure une route, car nous faisons des sauts gigantesques en arrière (les souvenirs) et en avant (les projets).
Gérer n’est pas vivre : « le temps c’est de l’argent », c’est une sottise. Nous devons avoir conscience de chaque minute, savoir en profiter dans ce que nous sommes en train de faire (avec amour) ou simplement dans la contemplation de la vie. La journée comprend 24 heures et une infinité de moments. Si nous allons moins vite, tout dure beaucoup plus longtemps. Bien sûr, la vaisselle peut durer plus longtemps, mais pourquoi ne pas en profiter pour penser à des choses agréables, chanter, nous détendre, nous réjouir d’être en vie ?
La vie en syntonie. Arthur Rubinstein (l’un des plus grands pianistes du XXe siècle) fut un jour abordé par une ardente admiratrice, qui lui demanda : « Comment pouvez-vous utiliser les notes avec une telle maestria ? »Le pianiste répondit : « J’utilise les notes de la même façon que les autres, mais les pauses... Ah ! C’est en elles que réside l’art. »Mon divorce a été extrêmement douloureux, et j’ai pensé que si je restais occupé, je parviendrais à surmonter les moments difficiles ; mais cela ne s’est pas passé comme prévu, parce que je n’arrivais pas à regarder la douleur dans mon âme. A partir d’un certain moment, je me suis mis à « utiliser les pauses »- m’asseoir, laisser la douleur venir, m’atteindre et passer. Petit à petit, j’ai restructuré ma vie, comprenant mieux les raisons de la séparation, et aujourd’hui mon ex-femme travaille avec moi à l’Omega Institute – parce que j’ai su affronter la douleur, et pas seulement la dissimuler derrière toutes sortes de tâches.