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Je suis saisi d’une sensation de profonde révérence. De respect pour un homme qui à ce moment me rappelle une leçon très importante  : vous avez une légende personnelle à accomplir, point final. Peu importe si les autres soutiennent, critiquent, ignorent, tolèrent   – vous faites cela parce que c’est votre destin sur cette terre, et la source de toute joie.

Le pianiste termine une autre pièce de Mozart, et pour la première fois remarque notre présence. Il nous salue d’un signe de tête poli et discret, nous de même. Mais très vite, il retourne à son paradis, et il vaut mieux le laisser là, plus rien ne le touchant dans ce monde, même pas nos timides applaudissements. Il est un exemple pour nous tous. Quand nous croirons que personne ne prête attention à ce que nous faisons, pensons à ce pianiste  : il conversait avec Dieu à travers son travail, et le reste n’avait pas la moindre importance.

14.

Le voisin et les arbres

Mon vieux moulin, dans le petit village des Pyrénées, est séparé de la ferme voisine par une rangée d’arbres. L’autre jour, mon voisin, un homme d’une soixantaine d’années, est venu me voir. Je le voyais fréquemment travailler aux champs avec sa femme, et je pensais qu’il était temps pour eux de se reposer.

Le voisin, au demeurant très sympathique, m’a dit que les feuilles sèches de mes arbres tombaient sur sa toiture et que je devais les couper.

J’en ai été très choqué  : comment quelqu’un qui a passé toute sa vie en contact avec la nature veut-il que je détruise quelque chose qui a eu tant de mal à pousser, simplement parce que, en deux ans, cela risque d’abîmer les tuiles  ?

Je l’invite à prendre un café. Je lui dis que je me sens responsable, que si un jour ces feuilles sèches (qui seront balayées par le vent et par l’été) provoquaient le moindre dommage, je me chargerais de lui faire construire un nouveau toit. Le voisin déclare que cela ne l’intéresse pas  : il veut que je coupe les arbres. Je suis un peu agacé  : je dis que je préfère acheter sa ferme.

«Ma terre n’est pas à vendre  », répond-il.

«Mais avec cet argent, vous pourriez acheter une maison superbe en ville, y vivre le restant de vos jours avec votre femme, n’ayant plus à affronter des hivers rigoureux et des récoltes perdues.

—  La ferme n’est pas à vendre. Je suis né, j’ai grandi ici, et je suis trop vieux pour déménager.  »

Il suggère qu’un expert vienne de la ville, fasse une évaluation, et décide   – ainsi aucun de nous n’a besoin de se mettre en colère. En fin de compte, nous sommes voisins.

Après son départ, ma première réaction est de l’accuser d’insensibilité et de mépris envers la Terre Mère. Puis je suis intrigué  : Pourquoi n’a-t-il pas accepté de vendre sa terre  ? Et avant la fin de la journée, je comprends que mon voisin a toujours connu dans la vie la même histoire, et qu’il ne veut pas en changer. Aller à la ville signifie aussi plonger dans un monde inconnu, ayant d’autres valeurs, qu’il se juge peut-être trop vieux pour acquérir.

Cela arrive-t-il seulement à mon voisin  ? Non. Je pense que cela arrive à tout le monde   – nous sommes parfois tellement attachés à notre manière de vivre que nous refusons une grande occasion faute de savoir comment l’utiliser. Dans son cas, sa ferme et son village sont les seuls lieux qu’il connaisse, et cela ne vaut pas la peine de prendre un risque. Quant aux gens qui habitent la ville, ils pensent qu’il faut avoir un diplôme d’université, se marier, avoir des enfants, faire en sorte que leurs enfants aient aussi un diplôme, et ainsi de suite. Personne ne se demande  : «Se pourrait-il que je fasse autre chose  ? «

Je me souviens que mon barbier travaillait jour et nuit pour que sa fille puisse aller jusqu’au bout de ses études de sociologie. Elle a réussi à terminer la faculté, et après avoir frappé à beaucoup de portes, a trouvé un emploi de secrétaire dans une entreprise de ciment. Et pourtant, mon barbier disait fièrement  : «Ma fille a un diplôme. «

La plupart de mes amis et des enfants de mes amis ont aussi un diplôme. Cela ne signifie pas qu’ils ont trouvé le travail qu’ils désiraient -bien au contraire, ils sont entrés dans une université et en sont sortis parce que, à une époque où les universités étaient importantes, on leur avait dit que pour s’élever dans la vie, il fallait avoir un diplôme. Et ainsi le monde a perdu d’excellents jardiniers, boulangers, antiquaires, sculpteurs, écrivains.

Peut-être est-il temps de revoir un peu cela  : médecins, ingénieurs, scientifiques, avocats, doivent faire des études supérieures.

Mais est-ce que tout le monde en a besoin  ? Je laisse les vers de Robert Frost donner la réponse  :

«Devant moi il y avait deux routes. J’ai choisi la route la moins fréquentée. Et cela a fait toute la différence.  »

P.S. Pour terminer l’histoire du voisin  : l’expert est venu et, à ma surprise, il a montré une loi française selon laquelle tout arbre doit se trouver à un minimum de trois mètres de la propriété d’autrui. Les miens se trouvaient à deux mètres, et je devrai les couper.

15.

A la recherche de mon île

Regardant la foule réunie pour ma soirée de signatures en mai 2003 dans un megastore des Champs-Elysées, je pensais  : parmi ces personnes combien ont vécu une expérience semblable à celle que j’ai décrite dans mes livres  ?

Très peu. Une ou deux peut-être. Pourtant, la plupart ont pu s’identifier au contenu des textes.

L’écriture est l’une des activités les plus solitaires au monde. Une fois tous les deux ans, je vais devant l’ordinateur, je contemple la mer inconnue de mon âme, j’y vois des îles   – des idées qui se sont développées et sont prêtes à être explorées. Alors je prends mon bateau   – appelé Parole -et je décide de naviguer vers celle qui est la plus proche. En chemin, j’affronte des courants, des vents, des tempêtes, mais je continue à ramer, épuisé, conscient à présent que je me suis écarté de ma route, l’île dans laquelle j’avais l’intention d’aborder a disparu de mon horizon.

Pourtant, je ne peux plus revenir en arrière, je dois continuer coûte que coûte, ou bien je serai perdu au milieu de l’océan. A ce moment-là me traverse la tête une série de scènes terrifiantes, je me vois passer le restant de ma vie à commenter mes succès passés, ou à critiquer amèrement les nouveaux écrivains, simplement parce que je n’ai plus le courage de publier de nouveaux livres. Mon rêve n’était-il pas d’être écrivain  ? Je dois donc continuer à inventer des phrases, des paragraphes, des chapitres, écrire jusqu’à la mort sans me laisser paralyser par le succès, par l’échec, par les pièges. Autrement, quel serait le sens de ma vie  : pouvoir acheter un moulin dans le sud de la France et cultiver mon jardin  ? Me mettre à donner des conférences parce qu’il est plus facile de parler que d’écrire  ? Me retirer du monde d’une manière étudiée, mystérieuse, pour me créer une légende au prix de bien des joies  ?

Troublé par ces pensées effrayantes, je me découvre une force et un courage dont j’ignorais l’existence  : ils m’aident à m’aventurer dans un coin inconnu de mon âme, je me laisse emporter par le courant et je finis par ancrer mon bateau dans l’île vers laquelle j’ai été conduit. Je passe des jours et des nuits à décrire ce que je vois, me demandant pourquoi j’agis de la sorte, me disant à chaque instant que mes efforts ne valent pas la peine, que je n’ai plus rien à prouver à personne, que j’ai déjà obtenu ce que je désirais, et beaucoup plus que je ne l’avais rêvé.

Je note que depuis le premier livre le même processus se répète  : je me réveille à neuf heures du matin, disposé à m’asseoir devant l’ordinateur à peine le café avalé  ; je lis les journaux, je sors me promener, je vais jusqu’au bar le plus proche bavarder un peu, je rentre chez moi, je regarde l’ordinateur, je découvre que j’ai plusieurs coups de téléphone à donner, je regarde l’ordinateur, c’est déjà l’heure du déjeuner, je mange en pensant que je devrais être en train d’écrire depuis onze heures du matin, mais maintenant j’ai besoin de dormir un peu, je me réveille à cinq heures du soir, enfin j’allume l’ordinateur, je vais consulter mon courrier électronique et je me rends compte que j’ai détruit ma connexion à l’Internet, il ne me reste qu’à sortir et à me rendre à dix minutes de chez moi quelque part où il est possible de me connecter, mais avant, rien que pour libérer ma conscience de ce sentiment de culpabilité, ne pourrais-je pas écrire au moins une demi-heure  ?