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Je commence par obligation  ; mais soudain «  la chose  »  s’empare de moi, et je ne m’arrête plus. La bonne m’appelle pour dîner, je la prie de ne pas m’interrompre, une heure après elle m’appelle de nouveau, j’ai faim, mais encore une ligne, une phrase, une page. Quand je me mets à table, le plat est froid, je dîne rapidement et je retourne à l’ordinateur -maintenant je ne contrôle plus mes pas, l’île n’a plus de secrets pour moi, je m’y fraye un chemin, je rencontre des choses jusque-là impensables ou inimaginables. Je prends un café, je reprends un café, et à deux heures du matin je cesse enfin d’écrire, parce que mes yeux sont fatigués.

Je me couche, je reste encore une heure à prendre note des éléments que j’utiliserai au paragraphe suivant, et qui se révèlent toujours totalement inutiles   – ils ne servent qu’à me vider la tête, jusqu’à ce que vienne le sommeil. Je me promets de commencer demain à onze heures sans faute. Et le lendemain c’est la même chose  : promenades, conversations, déjeuner, sieste, culpabilité, colère d’avoir brisé la connexion à l’Internet, la première page qui résiste, etc.

Dans «  Le Zahir  », le personnage principal se fait exactement cette réflexion  : écrire, c’est se perdre en mer. C’est découvrir l’histoire que l’on ne s’est pas racontée, et tenter de la partager avec les autres. C’est me reconnaître au moment de montrer à des gens que je n’ai jamais vus ce qu’il y a dans mon âme. Dans le livre, un écrivain célèbre, versé dans la spiritualité, qui pense tout avoir, perd précisément ce qui lui est le plus cher  : l’amour. Je me suis toujours demandé ce qu’il en serait de l’homme s’il n’avait pas quelqu’un à qui rêver, et maintenant j’essaie de répondre à cette question pour ce qui me concerne.

Autrefois, quand je lisais des biographies d’écrivains, je pensais qu’ils essayaient d’enjoliver la profession en disant que «  le livre s’écrit, l’écrivain n’est que le dactylographe  ». Aujourd’hui je sais que c’est absolument vrai, aucun ne sait pourquoi le courant l’a porté vers une certaine île, et non là où il rêvait d’aborder. Commencent les révisions obsessionnelles, les coupes, et quand je ne supporte plus de relire les mêmes mots, j’envoie le manuscrit à l’éditeur, qui le révise encore une fois et le publie.

Et, ce qui ne cesse de me surprendre, d’autres personnes étaient à la recherche de cette île et elles la trouvent dans le livre. On se passe le mot, la chaîne mystérieuse s’étend, et ce que l’écrivain prenait pour un travail solitaire devient un pont, un bateau, un moyen pour les âmes de circuler et de communiquer.

Dès lors, je ne suis plus l’homme perdu dans la tempête  : je me trouve à travers mes lecteurs, je comprends ce que j’ai écrit quand je vois que d’autres le comprennent aussi, jamais avant. En de rares moments, et c’est ce qui va arriver bientôt, je peux regarder quelques-uns d’entre eux dans les yeux, et comprendre que mon âme n’est pas seule.

Un jour j’ai vu un journaliste qui interviewait Paul McCartney lui demander  : «  Pourriez-vous résumer le message des Beatles en une seule phrase  ?  » Fatigué d’entendre toujours cette question, j’ai pensé que McCartney allait être ironique   – finalement, comment est-il possible de résumer tout un travail, alors que l’être humain est tellement complexe  ?

Mais Paul a répondu  : «  Je le peux.  »

Et il a poursuivi  :

«  Vous n’avez besoin que d’amour (all you need is love). Dois-je développer ce thème  ?  »

Le journaliste a dit non. En réalité, il avait tout dit, et c’est le sujet du «  Zahir  »

Dans un bar de Tokyo

Le journaliste japonais pose la question habituelle  : «  Et quels sont vos écrivains favoris  ?  » Je donne la réponse habituelle  :

«  Jorge Amado, Jorge Luis Borges, William Blake, et Henry Miller.  » La traductrice me regarde avec étonnement  : «  Henry Miller  ?  »

Mais elle se rend compte aussitôt que son rôle n’est pas de poser des questions, et elle continue son travail. À la fin de l’interview, je veux savoir pourquoi ma réponse l’a tellement surprise. Je dis qu’Henry Miller n’est peut-être pas un écrivain «  politiquement correct  », mais c’est quelqu’un qui m’a ouvert un monde gigantesque   – ses livres ont une énergie vitale que l’on rencontre rarement dans la littérature contemporaine.

«  Je ne critique pas Henry Miller, j’en suis fan, moi aussi, répond-elle. Saviez-vous qu’il a été marié avec une Japonaise  ?  »

Oui, bien sûr  : je n’ai pas honte d’être fanatique de quelqu’un, et je veux tout savoir de sa vie. Je suis allé à une Foire du livre seulement pour connaître Jorge Amado, j’ai fait 48 heures d’autocar pour rencontrer Borges (ce qui finalement n’est pas arrivé par ma faute  : quand je l’ai vu, je suis resté paralysé, et je n’ai rien dit), j’ai sonné à la porte de John Lennon à New York (le portier m’a demandé de laisser une lettre expliquant le pourquoi de ma visite, il a dit qu’éventuellement Lennon téléphonerait, ce qui ne s’est jamais produit). Je projetais d’aller à Big Sur voir Henry Miller, mais il est mort avant que je ne trouve l’argent du voyage.

«  La Japonaise s’appelle Hoki, je réponds fièrement. Je sais aussi qu’à Tokyo il y a un musée consacré aux aquarelles de Miller.

—  Désirez-vous la rencontrer ce soir  ?  »

Mais quelle question  ! Bien sûr que je désire être près de quelqu’un qui a vécu avec l’une de mes idoles. J’imagine qu’elle doit recevoir des visites du monde entier, des demandes d’interviews  ; finalement, ils sont restés près de dix ans ensemble. Ne sera-t-il pas très difficile de lui demander de gaspiller son temps avec un simple fan  ? Mais si la traductrice dit que c’est possible, mieux vaut lui faire confiance   – les Japonais tiennent toujours parole.

J’attends anxieusement le restant de la journée, nous montons dans un taxi, et tout commence à paraître étranger. Nous nous arrêtons dans une rue où le soleil ne doit jamais entrer, car un viaduc passe au-dessus. La traductrice indique un bar de deuxième catégorie au deuxième étage d’un immeuble qui tombe en ruine.

Nous montons les escaliers, nous entrons dans le bar complètement vide, et là se trouve Hoki Miller.

Pour cacher ma surprise, j’essaie d’exagérer mon enthousiasme pour son ex-mari. Elle m’emmène dans une salle du fond, où elle a créé un petit musée   – quelques photos, deux ou trois aquarelles signées, un livre dédicacé, et rien d’autre. Elle me raconte qu’elle l’a connu quand elle faisait sa maîtrise à Los Angeles et, pour gagner sa vie, jouait du piano dans un restaurant et chantait des chansons françaises (en japonais). Miller est venu dîner ici, il a adoré les chansons (il avait passé à Paris une grande partie de sa vie), ils sont sortis quelquefois, il l’a demandée en mariage.

Je vois que dans le bar où je me trouve il y a un piano   – comme si elle retournait au passé, au jour où ils se sont rencontrés. Elle me raconte des choses délicieuses sur leur vie commune, les problèmes dus à leur différence d’âge (Miller avait plus de 50 ans, Hoki en avait à peine 20), le temps qu’ils ont passé ensemble. Elle explique que les héritiers des autres mariages ont tout gardé, y compris les droits d’auteur des livres -mais cela n’a pas d’importance, ce qu’elle a vécu est au-delà de la compensation financière.