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Je lui demande de jouer la musique qui a attiré l’attention de Miller, des années auparavant. Les larmes aux yeux, elle joue et chante «  Les Feuilles mortes  ».

La traductrice et moi, nous sommes aussi émus. Le bar, le piano, la voix de la Japonaise résonnant contre les murs vides, sans qu’elle se préoccupe de la gloire des ex-femmes, des flots d’argent que les livres de Miller doivent engendrer, de la renommée mondiale dont elle pourrait jouir maintenant.

«  Cela ne valait pas la peine de me battre pour l’héritage  : l’amour m’a suffi  », dit-elle à la fin, comprenant ce que nous ressentions. Oui, à son absence totale d’amertume ou de rancœur, je comprends que l’amour lui a suffi.

17 .

Le prix de la haine et du pardon

Je découvre dans mes annotations de 1989 quelques notes d’une conversation avec J., que j’appelle mon «  maître  ». À cette époque, nous parlions d’un mystique inconnu, appelé Kenan Rifai, sur lequel on a peu écrit.

«  Kenan Rifai dit que lorsque les gens font notre éloge, nous devons surveiller notre comportement, dit J. Parce que cela signifie que nous cachons très bien nos défauts. À la fin, nous finissons par croire que nous sommes meilleurs que nous ne le pensons, et de là à nous laisser dominer par un faux sentiment de sécurité qui risque de nous mettre en danger, il n’y a qu’un pas.  »

—  Comment prêter attention aux opportunités que la vie nous offre  ?

—  Si tu n’as que deux opportunités, sache en faire douze. Quand tu en auras douze, elles se multiplieront automatiquement. C’est pourquoi Jésus a dit  : «  A celui qui a beaucoup, il sera donné davantage. Celui qui a peu, le peu qu’il a lui sera retiré."

—  C’est l’une des phrases les plus dures de l’Evangile. Mais j’ai observé, au cours de ma vie, que c’était absolument vrai. Cependant, comment vais-je pouvoir identifier les opportunités  ?

—  Prête attention à chaque moment, car l’opportunité, l’»  instant magique  », est à notre portée, même si nous le laissons toujours passer, à cause du sentiment de culpabilité. Par conséquent, évite de perdre ton temps en te culpabilisant  : l’univers se chargera de te corriger, si tu n’es pas digne de ce que tu fais.

—  Et comment l’univers va-t-il me corriger  ?

—  Ce ne sera pas par des tragédies  ; celles-ci arrivent parce qu’elles font partie de la vie, et il ne faut pas les voir comme une punition. Généralement, l’univers nous indique que nous faisons erreur quand il nous enlève ce que nous avons de plus important  : nos amis.

Kenan Rifai a aidé beaucoup de gens à se trouver, et à réussir une relation harmonieuse avec la vie. Pourtant, certains se sont montrés ingrats, et il ne leur est jamais venu à l’idée de dire au moins «  merci  ». Ils ne sont revenus vers lui que quand leurs existences étaient de nouveau en pleine confusion. Rifai les aidait encore, sans faire allusion au passé  : c’était un homme qui avait beaucoup d’amis, et les ingrats finissaient toujours seuls.

—  Ce sont là de belles paroles, mais je ne sais pas si je suis capable de pardonner l’ingratitude aussi facilement.

—  C’est très difficile. Mais on n’a pas le choix  : si tu ne pardonnes pas, tu penseras à la douleur que l’on t’a causée, et cette douleur ne passera jamais.

Je ne suis pas en train de dire que tu dois aimer celui qui t’a fait du mal. Je ne te dis pas de fréquenter de nouveau cette personne. Je ne suggère pas que tu te mettes à voir en lui un ange, ou quelqu’un qui a agi de manière insensée, sans intention de blesser. J’affirme seulement que l’énergie de la haine ne te mènera nulle part  ; mais l’énergie du pardon, qui se manifeste à travers l’amour, parviendra à transformer positivement ta vie.

—  J’ai été blessé très souvent.

—  C’est pour cela que tu portes encore en toi le gamin qui pleurait en se cachant de ses parents, qui était le plus faible de l’école. Tu portes encore les marques du garçon délicat qui n’arrivait pas à se trouver une petite copine, qui n’a jamais été bon dans aucun sport. Tu n’as pas pu effacer les cicatrices de quelques injustices commises envers toi au cours de ta vie. Mais qu’est-ce que cela t’apporte de bon  ?

Rien. Absolument rien. Seulement le constant désir d’avoir pitié de toi-même, parce que tu as été victime de ceux qui étaient les plus forts. Ou alors, de revêtir les habits du vengeur prêt à blesser encore plus celui qui t’a écrasé. Ne penses-tu pas que tu perds ton temps avec cela  ?

—  Je pense que c’est humain.

—  C’est vraiment humain. Mais ce n’est ni intelligent, ni raisonnable. Respecte ton temps sur cette Terre, sache que Dieu t’a toujours pardonné, et toi aussi, pardonne.  »

Après cette conversation avec J., qui a eu lieu peu avant le voyage que j’ai fait pour passer 40 jours dans le désert de Mojave (Etats-Unis), j’ai commencé à mieux comprendre l’enfant, l’adolescent, l’adulte blessé que j’avais été un jour. Un après-midi, me rendant de la Vallée de la Mort,(Californie) à Tucson (Arizona), j’ai fait mentalement une liste de tous ceux que je pensais haïr parce qu’ils m’avaient blessé. Je leur ai pardonné un à un, et six heures plus tard, à Tucson, mon âme était plus légère, et ma vie avait changé en mieux.

18.

La Boîte de Pandore

Le même matin, trois signes venant de continents différents  : un courrier électronique du journaliste Lauro Jardim, me demandant de confirmer certaines données sur une note me concernant et mentionnant la situation dans la Rocinha, à Rio de Janeiro. Un appel téléphonique de ma femme, qui vient de débarquer en France  : elle était partie avec un couple d’amis français pour leur montrer notre pays, et ils sont tous les deux revenus effrayés et déçus. Enfin, le journaliste qui vient m’interviewer pour une télévision russe  : est-il vrai que dans votre pays plus d’un demi-million de personnes sont mortes assassinées, entre 1980 et 2000  ?

Bien sûr ce n’est pas vrai, je réponds.

Mais si  : il me montre les données d’un «  institut brésilien  » (en réalité, l’Instituto Brasileiro de Geografia e Estatîstica, l’un des plus respectés au Brésil).

Je reste sans voix. La violence dans mon pays traverse les océans, les montagnes, et vient jusqu’ici, en Asie Centrale. Que dire  ?

Dire ne suffit pas, car les mots qui ne se transforment pas en action «  apportent la peste  », comme le disait William Blake. J’ai tenté de faire ma part  : j’ai créé mon institut, avec deux personnes héroïques, Isabella et Yolanda Maltarolli, nous avons essayé de donner de l’éducation, de l’affection, de l’amour, à 360 enfants de la favela de Pavâo-Pavâozinho. Je sais qu’en ce moment il y a des milliers de Brésiliens qui font beaucoup plus, qui travaillent en silence, sans aide officielle, sans appui privé, seulement pour ne pas se laisser dominer par le pire des ennemis  : le désespoir.

À un certain moment, j’ai pensé que si chacun faisait sa part, les choses changeraient. Mais ce soir, tandis que je contemple les montagnes gelées à la frontière chinoise, j’ai des doutes. Peut-être que, même si chacun fait sa part, le dicton que j’ai appris enfant reste vrai  : «  Contre la force, il n’y a pas d’argument.  »

Je regarde de nouveau les montagnes, éclairées par la lune. Est-ce que vraiment, contre la force, il n’y a pas d’argument  ? Comme tous les Brésiliens, j’ai essayé, j’ai lutté, je me suis efforcé de croire que la situation de mon pays s’améliorerait un jour, mais chaque année qui passe les choses semblent plus compliquées, indépendamment du gouvernant, du parti, des plans économiques, ou de leur absence.