J’ai vu la violence aux quatre coins du monde. Je me souviens qu’une fois, au Liban, peu après la guerre dévastatrice, je me promenais dans les ruines de Beyrouth avec une amie, Sôula Saad. Elle m’expliquait que sa ville avait déjà été détruite sept fois. Je lui ai demandé, sur le ton de la plaisanterie, pourquoi ils ne renonçaient pas à reconstruire, et ne s’en allaient pas ailleurs. « Parce que c’est notre ville », a-t-elle répondu. « Parce que l’homme qui n’honore pas la terre où sont enterrés ses ancêtres sera maudit à tout jamais. »
L’être humain qui ne rend pas honneur à sa terre se déshonore. Dans l’un des classiques mythes grecs de la création, un dieu, furieux que Pro-méthée ait volé le feu et ait donné ainsi l’indépendance à l’homme, envoie Pandore se marier avec son frère, Epiméthée. Pandore porte une boîte, qu’il lui est interdit d’ouvrir. Cependant, comme il arrive à Eve dans le mythe chrétien, sa curiosité est la plus forte : elle soulève le couvercle pour voir ce que la boîte contient, et à ce moment, tous les maux du monde en surgissent et se répandent sur la Terre.
Seul reste à l’intérieur l’Espoir.
Alors, même si tout dit le contraire, malgré toute ma tristesse, ma sensation d’impuissance, même si en ce moment je suis quasi convaincu que rien ne va s’arranger, je ne peux pas perdre la seule chose qui me maintient en vie : l’espoir – ce mot qui a toujours suscité l’ironie des pseudointellectuels, qui le considèrent comme synonyme de tromperie ». Ce mot tellement manipulé par les gouvernements, qui font des promesses en sachant qu’ils ne vont pas les accomplir, et déchirent encore plus les cœurs. Très souvent ce mot est avec nous le matin, il est blessé au cours de la journée, meurt à la tombée de la nuit mais ressuscite avec l’aurore.
Oui, il existe le proverbe : « Contre la force, il n’y a pas d’argument. »
Mais il existe aussi cet autre : « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. » Et je le garde, tandis que je regarde les montagnes enneigées à la frontière chinoise.
19.
Des pièges de l’amour
Le calife et sa femme
Le calife arabe fit appeler son secrétaire :
« Enferme ma femme dans la tour pendant que je voyage, ordonna-t-il.
— Mais elle Vous aime, Majesté !
— Et je l’aime, répondit le calife. Mais je respecte un vieux proverbe de notre tradition : « fais maigrir ton chien et il te suivra ; fais grossir ton chien, et il te mordra ». »
Le calife partit pour la guerre et revint six mois plus tard. A son retour, il appela le secrétaire et demanda à voir son épouse.
« Elle vous a abandonné, répliqua le secrétaire. Votre Majesté a cité un joli proverbe avant de partir, mais Elle a oublié un autre dicton arabe :
« Si ton chien est prisonnier, il suivra le premier qui ouvrira sa cage. »
La tentative de contrôler l’âme
Nous croyons souvent que nous pouvons contrôler l’amour. Et, à ce moment, nous nous surprenons à poser une question totalement inutile : « Cela vaut-il seulement la peine ? »
L’amour ne respecte pas cette question. L’amour ne se laisse pas évaluer comme une marchandise. L’un des personnages de la pièce « La Bonne Ame de Setchouan », de Bertolt Brecht, nous parle de la vraie abnégation :
« Je veux être avec la personne que j’aime.
Je ne veux pas savoir combien cela va me coûter.
Je ne veux pas savoir si cela sera bon ou mauvais pour ma vie.
Je ne veux pas savoir si cette personne m’aime ou non.
Tout ce dont j’ai besoin, tout ce que je veux, c’est être près de la personne que j’aime. »
La mesure de l’amour
« J’ai toujours désiré savoir si j’étais capable d’aimer comme vous aimez, dit un disciple à son maître hindou.
— Il n’y a rien au-delà de l’amour, répondit le maître. C’est lui qui fait que le monde tourne et que les étoiles restent suspendues dans le ciel.
— Je le sais. Mais comment saurai-je si mon amour est assez grand ?
— Essaie de savoir si tu t’abandonnes à tes émotions ou si tu les fuis. Mais ne pose pas ce genre de question, car l’amour n’est ni grand ni petit. On ne peut pas mesurer un sentiment comme on mesure une route : si tu agis ainsi, tu ne feras qu’entrevoir ton reflet, comme celui de la lune dans un lac, mais tu ne suivras pas ton chemin.
La quête contemplative
Linda Sabatth prit ses trois fils et décida de vivre dans une petite ferme dans l’intérieur du Canada ; elle voulait se consacrer à la contemplation spirituelle.
En moins d’un an, elle tomba amoureuse, se remaria, étudia les techniques de méditation des saints, lutta pour que ses enfants aillent à l’école, se fit des amis, se fit des ennemis, négligea de se soigner les dents, eut un abcès, fit de l’auto-stop sous des tempêtes de neige, apprit à réparer sa voiture, dégeler les canalisations, faire durer l’argent de la pension jusqu’à la fin du mois, vivre de l’assurance-chômage, dormir sans chauffage, rire sans motif, pleurer de désespoir, construire une chapelle, faire des réparations dans la maison, peindre les murs, donner des cours sur la contemplation spirituelle.
« Et j’ai fini par comprendre que la vie en prière ne signifie pas l’isolement, dit-elle. L’amour est tellement grand qu’il doit être partagé. »
20.
Des bâtons et des règles
A l’automne 2003, me promenant la nuit dans le centre de Stockholm, j’ai vu une femme qui marchait avec des bâtons de ski. Ma première réaction a été d’attribuer cela à une lésion qu’elle aurait subie, mais j’ai noté qu’elle marchait vite, avec des mouvements rythmés, comme si elle se trouvait en pleine neige – seulement il n’y avait autour de nous que l’asphalte des rues. La conclusion était évidente : « Cette femme est folle, comment peut-elle faire semblant d’être en train de skier dans une ville ? »
De retour à l’hôtel, j’ai raconté l’histoire à mon éditeur. Il m’a dit que le fou, c’était moi : ce que j’avais vu était une sorte d’exercice connu sous le nom de « marche nordique » (nordic walking). D’après lui, outre les mouvements des jambes, on utilise les bras, les épaules, les muscles du dos, ce qui permet un exercice beaucoup plus complet.
Mon intention lorsque je marche (ce qui est, avec le tir à l’arc, mon passe-temps favori), c’est de pouvoir réfléchir, penser, regarder les merveilles qui m’entourent, parler avec ma femme pendant nos promenades. J’ai trouvé intéressant le commentaire de mon éditeur, mais je n’ai pas prêté plus d’attention à l’affaire.
Un jour, me trouvant dans un magasin de sport pour acheter du matériel pour les flèches, j’ai remarqué de nouveaux bâtons utilisés par les amateurs de montagne – légers, en aluminium, ils s’ouvrent ou se ferment, à l’aide d’un système télescopique semblable au trépied d’un appareil photographique. Je me suis rappelé cette « marche nordique » : pourquoi ne pas essayer ? J’en ai acheté deux paires, pour moi et pour ma femme. Nous avons réglé les bâtons à une hauteur confortable, et le lendemain nous avons décidé de nous en servir.
Ce fut une découverte fantastique ! Nous gravissions une montagne et nous descendions, sentant que tout notre corps était en mouvement, mieux équilibré et se fatiguant moins. Nous avons parcouru le double de la distance que nous couvrions d’habitude en une heure. Je me suis souvenu qu’un jour j’avais essayé d’explorer un ruisseau à sec, mais les pierres de son lit entraînaient de telles difficultés que j’avais renoncé. J’ai pensé qu’avec les bâtons, cela aurait été beaucoup plus facile ; et c’était vrai.