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Quelle était sa profession  ?

«  Je vends des églises.  »

Et il a poursuivi, à mon grand étonnement  :

«  Je suis chargé par le Vatican de sélectionner des acheteurs, vu qu’il y a en Hollande plus d’églises que de fidèles. Et comme nous avons eu dans le passé de très mauvaises expériences   – nous avons vu des lieux sacrés se transformer en boîtes de nuit, en immeubles en copropriété, en boutiques et même en sex-shops   –, le système de vente a changé. Le projet doit être approuvé par la communauté, et l’acheteur doit annoncer ce qu’il fera de l’immeuble  : en général nous acceptons seulement les propositions qui comportent un centre culturel, une institution charitable, ou un musée.

«  Et quel rapport cela a-t-il avec votre conférence, et les autres que j’essaie d’organiser  ? Les gens ne se rencontrent plus. Quand ils ne se rencontrent pas, ils ne peuvent pas se développer.  »

Me regardant fixement, il a conclu  :

«  Des rencontres. Mon erreur avec vous, ce fut justement cela. Au lieu d’envoyer un courrier électronique, j’aurais dû montrer tout de suite que je suis fait de chair et d’os. Un jour où je ne parvenais pas à obtenir de réponse d’un certain politicien, je suis allé frapper à sa porte, et il m’a dit  : «  Si vous voulez quelque chose, il faut d’abord montrer vos yeux.  »  Depuis lors, je l’ai fait, et je n’ai recueilli que de bons résultats. Nous pouvons avoir tous les moyens de communication du monde, mais rien, absolument rien, ne remplace le regard de l’être humain.  »

Évidemment j’ai fini par accepter la proposition.

7.

Quand il est interdit d’interdire

Peu après la conférence à Haia, en Hollande, un groupe de lecteurs s’est approché de moi. Ils voulaient que je visite leur ville, car, selon eux, on y faisait une expérience unique en Europe.

Je suis vacciné contre les «  expériences uniques au monde  », mais, en même temps, j’adore causer avec des inconnus. Nous avons pris rendez-vous pour le lendemain, puisque mon vol pour Paris ne partait qu’en fin d’après-midi.

Les lecteurs   – deux filles et quatre garçons   –, qui s’étaient engagés à me conduire à l’aéroport dès que j’aurais vu cette chose «  unique en Europe  », m’ont emmené dans un quartier de la ville de Drachten. Nous sommes descendus de la voiture, ils ont bu de la bière, j’ai pris un café. Ils me regardaient surpris, mais je ne comprenais pas ce qui se passait. Au bout d’un certain temps, l’un d’eux a demandé  :

«  N’avez-vous rien vu de différent  ?  »

Une petite ville, jolie, des gens marchant dans la rue, dans un automne qui ressemblait encore à l’été. À part cela, semblable à toutes les autres villes que je connais au monde. Ils ont réglé l’addition, nous avons traversé la rue pour aller dans un autre bar, ils m’ont prié de regarder de nouveau   – et j’ai continué à trouver Drachten très sympathique, et très semblable au reste de l’Europe.

«  Vous me décevez, a dit l’une des filles. Je pensais que vous croyiez aux signaux.

—  Bien sûr, j’y crois.

—  Et vous avez vu un signal ici  ?

—  Non.

—  Eh bien, c’est justement ça  ! Drachten est une ville sans signalisation  !

  »

Son petit ami a ajouté  :

—  Pour la circulation  !  »

Soudain, je me suis rendu compte qu’ils avaient absolument raison  : il n’y avait pas la fameuse plaque «  Stop  », les passages cloutés, les panneaux indiquant le croisement et «  cédez le passage  » . Il n’y avait pas un seul de ces appareils que nous appelons signaux, ou sémaphores, avec leurs feux rouge, jaune et vert  ! Et, à ma surprise, il n’existait même pas de division entre le trottoir et la rue. Le mouvement était assez intense  : camions, voitures, bicyclettes (omniprésentes en Hollande), piétons, tous semblaient parfaitement organisés dans cet endroit où rien ne venait mettre de l’ordre dans la circulation. À aucun moment je n’ai entendu une injure, des coups de frein brusques ou des klaxons assourdissants.

Sur le chemin de l’aéroport, ils m’en ont dit un peu plus de l’expérience, qui   – il faut en convenir   – est vraiment singulière. L’idée est venue d’un ingénieur, Hans Mondermann. Il travaillait pour le gouvernement hollandais dans les années 70, quand il a commencé à penser que le seul moyen de réduire le nombre d’accidents en augmentation constante était de donner au conducteur la responsabilité totale de ce qu’il faisait.

Sa première mesure consista à diminuer la largeur des routes qui traversaient des villages, utiliser des briques rouges au lieu de l’asphalte, supprimer la ligne centrale qui sépare les deux voies, détruire les accotements et remplir les avenues avec des fontaines et des paysages apaisants   – de sorte que les gens, pris dans les embouteillages, puissent se distraire pendant l’attente. Puis vint la décision radicale  : retirer les panneaux de signalisation et en finir avec la limitation de vitesse.

En entrant dans la ville, les 6 000 conducteurs qui passaient là chaque jour furent effrayés  : Où puis-je doubler  ? Qui a la priorité  ? Et ainsi, ils firent deux fois plus attention à ce qui se passait autour d’eux. Au bout de deux semaines, la vitesse moyenne était inférieure aux 30 km/h autorisés dans des lieux comme Drachten. Monderman pariait tout haut  :

«  Si un piéton s’apprête à traverser la rue, la voiture devra évidemment s’arrêter  : nos aïeux nous ont enseigné les règles de la courtoisie.  »

Jusqu’à présent, cela a marché. Je suis arrivé à l’aéroport en pensant que Monderman n’avait pas fait seulement une expérience de circulation, mais quelque chose de beaucoup plus profond. Finalement, la phrase est de lui  :

«  Si vous traitez quelqu’un en idiot, il se comporte conformément au règlement, et c’est tout. Mais si vous lui donnez des responsabilités, il saura s’en servir.  »

8.

Fragments d’un journal qui n’existe pas

L’autre côté de la tour de Babel

J’ai passé toute la matinée à expliquer que je ne m’intéressais pas précisément aux musées et aux églises, mais aux habitants du pays, et qu’ainsi il vaudrait bien mieux que nous allions jusqu’au marché. Cependant, ils insistent  ; c’est jour férié, le marché est fermé.

«  Où allons-nous  ?

—  Une église.  » Je le savais.

«  Aujourd’hui on célèbre un saint très spécial pour nous, et très certainement pour vous aussi. Nous allons visiter le tombeau de ce saint. Mais ne posez pas de questions, et acceptez qu’il nous arrive parfois de réserver de bonnes surprises aux écrivains.

—  Combien de temps dure le trajet  ?

—  Vingt minutes.  »

Vingt minutes, c’est la réponse toute faite  : je sais évidemment qu’il va durer beaucoup plus longtemps. Mais jusqu’à présent ils ont respecté toutes mes demandes, mieux vaut céder cette fois.

Je suis à Erevan, en Arménie, ce dimanche matin. Je monte résigné dans la voiture, je vois au loin le mont Ararat couvert de neige, je contemple le paysage autour de moi. Si seulement je pouvais me promener par là, au lieu d’être enfermé dans cette boîte en fer-blanc. Mes amphitryons essaient d’être gentils, mais je suis distrait, acceptant stoïquement le «  programme touristique spécial  ». Ils finissent par laisser s’éteindre la conversation, et nous continuons en silence.

Cinquante minutes plus tard (je le savais  !) nous arrivons dans une petite ville et nous nous dirigeons vers l’église bondée. Je vois qu’ils sont tous en costume et cravate, l’événement est très formel et je me sens ridicule car je porte simplement un tee-shirt et un jean. Je sors de la voiture, des gens de l’Union des écrivains m’attendent, m’offrent une fleur, me conduisent au milieu de la foule qui assiste à la messe, nous descendons un escalier derrière l’autel, et je me trouve devant un tombeau. Je comprends que le saint doit être enterré là, mais avant de déposer la fleur, je veux savoir précisément à qui je rends hommage.