maintenant un lac que les autres peuvent contempler avec plaisir.
F] Nous sommes uniques. Nous naissons dans un lieu qui nous était destiné, qui nous alimentera toujours suffisamment en eau pour que, face à des obstacles ou à des dépressions, nous trouvions la patience ou la force nécessaires pour aller plus loin. Au début, notre cours est doux, fragile, même une simple feuille l’arrête. Cependant, comme nous respectons le mystère de la source qui nous a engendrés et que nous avons confiance en sa Sagesse éternelle, nous acquérons peu à peu tout ce qui nous est nécessaire pour parcourir notre chemin.
G] Bien que nous soyons uniques, bientôt nous serons nombreux. A mesure que nous avançons, les eaux d’autres sources nous rejoignent, car le chemin que nous suivons est le meilleur. Alors nous ne sommes plus un, mais nombreux – et à un certain moment nous nous sentons perdus.
Mais comme il est dit dans la Bible, « tous les fleuves coulent vers la mer ». Il est impossible de demeurer dans notre solitude, aussi romantique qu’elle puisse paraître. Quand nous acceptons l’inévitable rencontre avec d’autres sources, nous finissons par comprendre que cela nous renforce, nous contournons les obstacles ou nous remplissons les dépressions bien
plus rapidement, et bien plus facilement.
H] Nous sommes un moyen de transport. Pour des feuilles, des bateaux, des idées. Que nos eaux soient toujours généreuses, que nous puissions toujours emporter toutes les choses ou toutes les personnes qui ont besoin de notre aide.
I] Nous sommes une source d’inspiration. Alors, laissons à un poète brésilien, Manuel Bandeira, les mots de la fin :
« Sois comme un fleuve qui coule,
Silencieux dans la nuit.
Ne redoute pas les ténèbres de la nuit.
S’il y a des étoiles dans le ciel, réfléchis-les.
Et si le ciel s’encombre de nuages,
Comme le fleuve, les nuages sont faits d’eau ; Réfléchis-les aussi sans tristesse dans les profondeurs tranquilles. »
14 Manque ponctuation Au bout du tunnel noir
« Je n’ai vu qu’un tunnel. »
Dans le bar de Sibiu, en Transylvanie, Sorin me regarde au fond des yeux. Il va un peu plus loin.
« J’ai vu un tunnel noir et un homme au bout, qui me faisait des signes. »
J’attends. Nous avons tout le temps du monde et je me souviens, quand je me suis trouvé dans la même situation, que j’ai vu moi aussi un tunnel, seulement il menait à l’hôtel Gloria, à Rio de Janeiro. J’ai regardé cet hôtel, m’attendant au pire, et j’ai pensé : « Ce n’est pas juste, je n’ai que 26 ans ! » Juste ou non, le 27 mai 1974 au petit matin, j’étais face à la mort, et je ne pouvais voir ce qui se passait à côté de moi. Seulement le tunnel et l’hôtel. Mais mon histoire n’est pas le problème ; elle me permet simplement de dire que je comprends parfaitement ce que me raconte Sorin dans ce bar perdu au milieu des montagnes des Carpates.
« J’ai vu seulement un tunnel noir, et un homme qui pointait une arme sur moi, m’ordonnant de descendre de la voiture. »
Le calvaire de Sorin Miscoci a commencé le 28 mars 2005, près de Bagdad. Il avait été désigné pour y passer une semaine à la demande d’une station de télévision roumaine. Il a finalement été séquestré pendant 55 jours.
« Plus tard, après ma libération, les agents de sécurité américains m’ont demandé combien de personnes se trouvaient là. « Une », leur ai-je dit. Ils ont ri et m’ont affirmé que ce n’était pas possible. C’est le psychologue qui m’a aidé, en m’expliquant que dans des situations comme celle-là, rien de ce qui est autour n’a d’importance. Vous voyez uniquement le foyer de la crise, ce qui vous menace, et vous oubliez simplement tout le reste.
Sorin vient d’épouser Andrea, qui lui caresse la main. Nous voyageons ensemble depuis trois jours, et nous continuerons encore une semaine à travers les monts des Carpates. Je connaissais son histoire, mais j’ai attendu qu’il se trouve dans sa ville natale pour lui demander les détails. Cris-tina Topescu, une amie de longue date, journaliste de la chaîne de télévision pour laquelle travaillait Sorin, est à notre table. Elle raconte qu’au moment où le pays devait se mobiliser, les collègues ne se sont pas précipités pour aller parler au président de la République, craignant de perdre leur emploi.
« Le pire, ce fut quand j’ai vu Sorin portant la combinaison orange et le crâne rasé, sur une vidéo qui avait été remise à Al-Jazira (chaîne arabe basée au Qatar), dit Cristina. C’était un signe que l’exécution ne devait pas tarder.
— Je n’ai demandé qu’une chose à Dieu : mourir d’une balle dans le cœur. J’avais déjà vu sur des vidéos des prisonniers décapités ; j’ai demandé, j’ai imploré que l’on me fusille », ajoute Sorin.
Andrea lui donne un baiser. Il sourit et demande si je veux rester dans ce restaurant, ou si nous devons aller jusqu’à l’unique karaoké de Sibiu. Je préfère couper là la conversation, il vaut mieux chanter ensemble. Notre groupe se lève, je tente de régler l’addition, mais elle a été offerte par le restaurant en hommage au héros du lieu, celui qui a survécu malgré tout.
Sur le chemin de la discothèque, je pense au tunnel noir : sans vouloir romancer une situation dramatique, je comprends que tout le monde connaît ce phénomène. Quand nous sommes face à une menace réelle, regarder autour est impossible, bien que ce soit le comportement correct et le plus sûr. Nous ne pouvons pas voir clair, recourir à la logique, trouver les informations qui nous aideraient, nous et ceux qui veulent nous tirer de cette situation. En amour et à la guerre, nous sommes humains, grâce à Dieu.
Nous arrivons au karaoké, nous buvons encore un peu, nous chantons Elvis, Madonna, Ray Charles. Nous formons un groupe intéressant : La-crima, qui a été abandonnée par sa mère quand elle avait deux mois. Leonardo, qui sort d’une dépression qui a duré deux ans. Cristina Topes-cu, qui a surmonté récemment des moments difficiles. Sorin avec ses 55 jours de captivité, et Andrea, qui a failli perdre la personne qu’elle aimait. Moi, avec mes cicatrices sur le corps et dans l’âme.
Et pourtant nous buvons, nous chantons, nous fêtons la vie. Avoir des amis comme ceux-là me donne plus que de l’espoir ; cela me permet de comprendre que les vrais survivants ne seront jamais victimes de leurs bourreaux, car ils savent conserver ce qu’il y a de plus important dans l’être humain : la joie.
Et là où il y a de la joie après la tragédie, il y aura toujours un exemple à suivre.
15.
Le chemin du tir à l’arc
Il est important de répéter
Une action est une pensée qui se manifeste.
Un petit geste nous dénonce, de sorte que nous devons tout perfectionner, penser aux détails, apprendre la technique de telle manière qu’elle devienne intuitive. L’intuition n’a rien à voir avec la routine, elle relève d’un état d’esprit qui est au-delà de la technique.
Ainsi, après avoir beaucoup pratiqué, nous ne pensons plus à tous les mouvements nécessaires : ils font désormais partie de notre existence. Mais pour cela, il faut nous entraîner, répéter.
Et comme si cela ne suffisait pas, il faut répéter et nous entraîner.
Observez un bon forgeron qui travaille l’acier. Pour l’œil mal entraîné, il répète les mêmes coups de marteau.
Mais celui qui connaît l’importance de l’entraînement sait que, chaque fois qu’il soulève le marteau et le fait redescendre, l’intensité du coup est différente. La main répète le même geste, mais à mesure qu’elle s’approche du fer, elle comprend si elle doit le toucher plus durement ou plus délicatement.
Observez le moulin. Pour qui regarde ses ailes une seule fois, il semble tourner à la même vitesse, répétant toujours le même mouvement.