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Mais il reste une possibilité  : celle d’une agression suivie de mort.

Ceux qui connaissent Tokyo savent que cette ville gigantesque est aussi l’une des plus sûres du monde. Je me rappelle m’y être une fois arrêté pour dîner avec mes éditeurs avant de poursuivre notre voyage vers l’intérieur du Japon   – toutes nos valises étaient en vue sur le siège arrière de la voiture. J’ai aussitôt fait remarquer que c’était très dangereux, à coup sûr quelqu’un allait passer, les voir et disparaître avec nos vêtements, nos documents, etc. Mon éditeur a souri et dit de ne pas m’inquiéter   – il n’avait jamais vu aucun cas semblable, de toute sa longue vie (effectivement, il n’est rien arrivé à nos bagages, bien que je sois resté tendu durant tout le dîner).

Mais revenons à notre mort en pyjama  : il ne présentait aucun signe de lutte, de violence ou quoi que ce soit de ce genre. Un officier de la police métropolitaine, dans son interview au journal, affirmait qu’il était quasi certain que l’homme était mort d’une crise cardiaque soudaine. Par conséquent, écartons également l’hypothèse d’un homicide.

Le cadavre avait été découvert par les employés d’une entreprise de construction, au deuxième étage d’un immeuble, dans un bloc d’habitations sur le point d’être démoli. Tout laisse penser que notre mort en pyjama, dans l’impossibilité de trouver un endroit où loger dans l’une des villes les plus peuplées et les plus chères de la planète, avait simplement décidé de s’installer quelque part où il n’aurait pas à payer de loyer.

Alors intervient le plus tragique de l’histoire  : notre mort n’était qu’un squelette habillé d’un pyjama. A côté de lui se trouvait un journal ouvert, daté du 20 février 1984. Sur une table à proximité, le calendrier marquait le même jour.

C’est-à-dire qu’il était là depuis vingt ans.

Et personne n’avait signalé son absence.

L’homme fut identifié, un ex-fonctionnaire de la compagnie ayant construit le bloc d’habitations, où il s’était installé au début des années 80, peu après son divorce. Il avait un peu plus de cinquante ans le jour où, lisant le journal, il avait quitté brusquement ce monde.

Son ex-femme ne s’enquit jamais de lui. On remonta jusqu’à l’entreprise où il travaillait, et l’on découvrit qu’elle avait été mise en faillite peu après l’achèvement des travaux, car aucun appartement n’était vendu. Ainsi, le fait que l’homme ne se présentât pas pour ses activités quotidiennes n’avait surpris personne. On chercha ses amis, qui attribuèrent sa disparition au fait qu’ils lui avaient réclamé un peu d’argent qu’ils lui avaient prêté et qu’il n’avait pas de quoi les rembourser.

L’information s’achève en disant que les restes mortels ont été remis à l’ex-épouse. J’ai fini de lire l’article, et j’ai réfléchi à cette phrase finale  : l’ex-épouse était encore vivante, et pourtant, pendant vingt ans, elle n’avait jamais recherché son mari. Qu’a-t-il pu lui passer par la tête  ? Qu’il ne l’aimait plus, qu’il avait décidé de l’éloigner pour toujours de sa vie. Qu’il avait rencontré une autre femme et disparu sans laisser de traces. Que la vie est ainsi, une fois achevée la procédure de divorce, cela n’a aucun sens de poursuivre une relation qui est légalement terminée. J’imagine ce qu’elle a dû ressentir en apprenant le destin de l’homme avec lequel elle avait partagé une grande partie de sa vie.

Ensuite, j’ai pensé au mort en pyjama, dans sa solitude totale, abyssale, au point que personne en ce monde ne s’était rendu compte de sa disparition. Et j’arrive à la conclusion que, pire que la faim, la soif, le chômage, la souffrance d’amour, le désespoir de la défaite   – le pire de tout, c’est de sentir que personne, absolument personne en ce monde, ne s’intéresse à nous.

En ce moment, faisons une prière silencieuse pour cet homme, et remercions-le de nous avoir fait réfléchir à l’importance de nos amis.

5.

Des trois formes d’amour  : Éros, Philos, Agapè

En 1986, tandis que je parcourais avec Petrus, mon guide, le chemin de Saint-Jacques, nous sommes passés par la ville de Logrono où avait lieu une noce. Nous avons demandé deux verres de vin, j’ai préparé une assiette de canapés et Petrus a trouvé une table où nous sommes allés nous asseoir avec d’autres convives. Les jeunes mariés ont découpé un immense gâteau.

«Ils doivent s’aimer, ai-je pensé à haute voix.

—  Bien sûr qu’ils s’aiment, a dit un homme en costume sombre qui était assis à notre table. Avez-vous déjà vu quelqu’un se marier pour un autre motif  ?  »

Petrus a relevé la question  :

«A quel genre d’amour faites-vous allusion  : Eros, Philos ou Agapè  ?  » L’homme l’a regardé sans comprendre.

«Il existe en grec trois mots pour désigner l’amour, m’a-t-il expliqué. Aujourd’hui, tu assistes à la manifestation d’Eros, ce sentiment entre deux personnes.  »

Les mariés souriaient devant les flashes et recevaient des félicitations.

«Ils ont l’air de s’aimer. Bientôt ils lutteront seuls dans la vie, ils vont fonder un foyer et partager la même aventure, ce qui grandit l’amour et lui donne sa dignité. Lui va poursuivre sa carrière, elle doit savoir faire la cuisine et sera une excellente maîtresse de maison, car elle a été éduquée pour cela depuis son enfance. Elle va l’accompagner, ils auront des enfants, et s’ils parviennent à construire quelque chose ensemble, ils seront vraiment heureux pour toujours.

Mais cette histoire peut soudain prendre une tournure différente. Lui va commencer à sentir qu’il n’est pas assez libre pour manifester tout l’Eros qu’il éprouve pour d’autres femmes. Elle peut avoir l’impression qu’elle a sacrifié une carrière et une vie brillante pour suivre son mari.

Alors, ce ne sera plus une création commune et chacun se sentira volé dans sa façon d’aimer. Eros, l’esprit qui les unit, ne montrera plus que son mauvais côté. Et ce sentiment que Dieu avait destiné à l’homme comme le plus noble deviendra source de haine et de destruction.  »

J’ai regardé autour de nous. Eros était présent dans nombre de couples. Mais je pouvais distinguer la présence du bon Eros et du mauvais Eros, exactement comme Petrus l’avait décrit.

«Regarde comme c’est curieux, a poursuivi mon guide. Qu’il soit bon ou qu’il soit mauvais, Eros n’a jamais le même visage dans chaque personne.  »

L’orchestre a attaqué une valse. Les convives se sont dirigés vers une piste en ciment située devant le kiosque et se sont mis à danser. L’alcool aidant, ils étaient tous en sueur et plus gais. J’ai remarqué une fille vêtue de bleu, qui avait sans doute attendu ce mariage pour que vienne le moment de la valse, car elle voulait danser avec quelqu’un à qui elle rêvait d’être enlacée depuis l’adolescence. Elle suivait des yeux les mouvements d’un garçon élégant, en costume clair, qui se trouvait dans un cercle d’amis. Ils conversaient joyeusement, ils n’avaient pas remarqué que la valse avait commencé et qu’à quelques mètres de là une fille en bleu regardait l’un d’eux avec insistance.

J’ai pensé aux petites villes, aux mariages rêvés depuis l’enfance avec le garçon choisi.

La fille en bleu s’est aperçue que je l’observais et elle s’est éloignée. Et comme si tout ce mouvement avait été organisé, le garçon à son tour l’a cherchée des yeux. Découvrant qu’elle était en compagnie d’autres filles, il a repris sa conversation animée avec ses amis.

J’ai attiré l’attention de Petrus sur les deux jeunes gens. Il a suivi un certain temps le jeu des regards, puis il est revenu à son verre de vin.