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— Oui-da, maudits pendus, leur répondis-je, retournez à votre gibet et laissez-moi dormir.

Alors la petite voix me dit :

— Tu te moques de nous parce que tu es dans une chapelle, mais viens un peu dehors.

— J’y vais à l’instant, leur répondis-je aussitôt.

J’allai chercher mon épée et je voulus sortir, mais je trouvai que la porte était fermée. Je le dis aux revenants, qui ne répondirent point. J’allai me coucher et je dormis jusqu’au jour.

TROISIÈME JOURNÉE

Je fus réveillé par l’ermite, qui parut très content de me voir sain et sauf. Il m’embrassa, me baigna les joues de ses larmes, et me dit :

— Mon fils, il s’est passé cette nuit d’étranges choses.

Dis-moi vrai, as-tu couché à la Venta Quemada ? Les démons se sont-ils emparés de toi ? Il y a encore du remède. Viens au pied de l’autel. Confesse tes fautes.

Fais pénitence.

L’ermite se répandit en exhortations pareilles. Puis il se tut pour attendre ma réponse. Alors je lui dis :

— Mon père, je me suis confessé en partant de Cadix.

Depuis lors, je ne crois pas avoir commis aucun péché mortel, si ce n’est peut-être en songe. Il est véritable que j’ai couché à la Venta Quemada. Mais si j’y ai vu quelque chose, j’ai de bonnes raisons pour n’en point parler.

Cette réponse parut surprendre l’ermite. Il m’accusa d’être possédé du démon de l’orgueil et voulut me persuader qu’une confession générale m’était nécessaire ; mais voyant que mon obstination était invincible, il quitta un peu son ton apostolique et, prenant un air plus naturel, il me dit :

— Mon enfant, votre courage m’étonne. Dites-moi qui vous êtes ? L’éducation que vous avez reçue ? Et si vous croyez aux revenants ou si vous n’y croyez pas ?

Ne vous refusez pas à contenter ma curiosité.

Je lui répondis :

— Mon père, le désir que vous montrez de me connaître ne peut que me faire honneur, et je vous en suis obligé comme je le dois. Permettez que je me lève, j’irai vous trouver à l’ermitage, où je vous informerai de tout ce que vous voudrez savoir sur mon compte.

L’ermite m’embrassa encore et se retira.

Lorsque je fus habillé, j’allai le trouver. Il réchauffait du lait de chèvre, qu’il me présenta avec du sucre et du pain ; lui-même mangea quelques racines cuites à l’eau.

Quand nous eûmes fini de déjeuner, l’ermite se tourna du côté du démoniaque, et lui dit :

— Pascheco ! Pascheco ! Au nom de ton rédempteur, je t’ordonne d’aller conduire mes chèvres sur la montagne.

Pascheco poussa un affreux hurlement et se retira.

Alors je commençai mon histoire, que je lui contai en ces termes.

HISTOIRE D’ALPHONSE VAN WORDEN

— Je suis issu d’une famille très ancienne, mais qui n’a eu que peu d’illustration et moins encore de biens.

Tout notre patrimoine n’a jamais consisté qu’en un fief noble, appelé Worden, relevant du cercle de Bourgogne, et situé au milieu des Ardennes.

» Mon père, ayant un frère aîné, dut se contenter d’une très mince légitime, qui suffisait cependant pour l’entretenir honorablement à l’armée. Il fit toute la guerre de Succession, et, à la paix, le roi Philippe V lui donna le grade de lieutenant-colonel aux Gardes wallonnes.

» Il régnait alors dans l’armée espagnole un certain point d’honneur, poussé jusqu’à la plus excessive délicatesse ; et mon père enchérissait encore sur cet excès, et véritablement l’on ne peut l’en blâmer, puisque l’honneur est proprement l’âme et la vie d’un militaire. Il ne se faisait pas dans Madrid un seul duel dont mon père ne réglât le cérémonial, et dès qu’il disait que les réparations étaient suffisantes, chacun se tenait pour satisfait.

Si par hasard quelqu’un ne s’en montrait pas content, il avait aussitôt affaire avec mon père lui-même, qui ne manquait pas de soutenir à la pointe de l’épée la valeur de chacune de ses décisions. De plus, mon père avait un livre blanc, dans lequel il inscrivait l’histoire de chaque duel, avec toutes ses circonstances, ce qui lui donnait réellement un grand avantage, pour pouvoir prononcer avec justice, dans tous les cas embarrassants.

» Presque uniquement occupé de son tribunal de sang, mon père s’était fait voir peu sensible aux charmes de l’amour, mais enfin son cœur fut touché par les attraits d’une demoiselle, encore assez jeune, appelée Uraque de Gomélez, fille de l’oidor de Grenade, et du sang des anciens rois du pays. Des amis communs eurent bientôt rapproché les parties intéressées, et le mariage fut conclu.

» Mon père jugea à propos d’inviter à ses noces tous les gens avec qui il s’était battu, s’entend ceux qu’il n’avait pas tués. Il s’en trouva cent vingt-deux à table, treize absents de Madrid, et trente-trois avec qui il s’était battu à l’armée, dont il n’avait pas de nouvelles. Ma mère m’a dit souvent que cette fête avait été extraordinairement gaie et que l’on y avait vu régner la plus grande cordialité, ce que je n’ai pas de peine à croire, car mon père avait au fond un excellent cœur, et il était fort aimé de tout le monde.

» De son côté, mon père était très attaché à l’Espagne, et jamais il ne l’eût quittée ; mais, deux mois après son mariage, il reçut une lettre, signée par le magistrat de la ville de Bouillon. On lui annonçait que son frère était mort sans enfants, et que le fief lui était échu. Cette nouvelle jeta mon père dans le plus grand trouble, et ma mère m’a conté qu’il était alors si distrait que l’on ne pouvait en tirer une parole. Enfin, il ouvrit sa chronique des duels, choisit les douze hommes de Madrid qui en avaient eu le plus, les invita à se rendre chez lui et leur tint ce discours :

» – Mes chers frères d’armes, vous savez assez combien de fois j’ai mis votre conscience en repos, dans les cas où l’honneur semblait compromis. Aujourd’hui, je me vois moi-même obligé de m’en rapporter à vos lumières, parce que je crains que mon propre jugement ne se trouve en défaut, ou plutôt je crains qu’il ne soit obscurci par quelque sentiment de partialité. Voici la lettre que m’écrivent les magistrats de Bouillon, dont le témoignage est respectable, bien qu’ils ne soient pas gentilshommes. Dites-moi si l’honneur m’oblige à habiter le château de mes pères, ou si je dois continuer à servir le roi Don Philippe, qui m’a comblé de ses bienfaits, et qui vient dernièrement de m’élever au rang de brigadier général. Je laisse la lettre sur la table et je me retire.

Je reviendrai dans une demi-heure savoir ce que vous aurez décidé.

» Après avoir ainsi parlé, mon père sortit en effet. Il rentra au bout d’une demi-heure et alla aux voix. Il s’en trouva cinq pour rester au service, et sept pour aller vivre dans les Ardennes. Mon père se rangea sans murmure à l’avis du plus grand nombre.

» Ma mère aurait bien voulu rester en Espagne, mais elle était si attachée à son époux qu’il ne put même s’apercevoir de la répugnance qu’elle avait à s’expatrier. Enfin l’on ne s’occupa plus que des préparatifs du voyage et de quelques personnes qui devaient en être, afin de représenter l’Espagne au milieu des Ardennes.

Quoique je ne fusse pas encore au monde, mon père, qui ne doutait pas que j’y vinsse, songea qu’il était temps de me donner un maître en fait d’armes. Pour cela, il jeta les yeux sur Garcias Hierro, le meilleur prévôt de salle qu’il y eût à Madrid. Ce jeune homme, las de recevoir tous les jours des bourrades à la place de la Cévada, se détermina facilement à venir. D’un autre côté, ma mère, ne voulant point partir sans un aumônier, fit choix d’Innigo Velez, théologien gradué à Cuenza. Il devait aussi m’instruire dans la religion catholique et la langue castillane. Tous ces arrangements pour mon éducation furent pris un an et demi avant ma naissance.