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» Lorsque mon père fut prêt à partir, il alla prendre congé du roi et, selon l’usage de la cour d’Espagne, il mit un genou en terre pour lui baiser la main, mais en le faisant il eut le cœur si serré qu’il tomba en défaillance, et l’on fut obligé de l’emporter chez lui. Le lendemain, il alla prendre congé de Don Fernand de Lara, alors premier ministre. Ce seigneur le reçut avec une distinction extraordinaire et lui apprit que le roi lui accordait une pension de douze mille réales, avec le grade de sergente general, qui revient à celui de maréchal de camp. Mon père eût donné une partie de son sang pour la satisfaction de se jeter encore une fois aux pieds de son maître, mais, comme il avait déjà pris congé, il se contenta d’exprimer dans une lettre une partie des sentiments dont son cœur était plein. Enfin il quitta Madrid en répandant bien des larmes.

» Mon père choisit la route de Catalogne pour revoir encore une fois les pays où il avait fait la guerre et prendre congé de quelques-uns de ses anciens camarades qui avaient des commandements sur cette frontière.

Ensuite il entra en France par Perpignan.

» Son voyage jusqu’à Lyon ne fut troublé par aucun événement fâcheux, mais, comme il était parti de cette ville avec des chevaux de poste, il fut devancé par une chaise, qui, étant plus légère, arriva la première au relais. Mon père, qui arriva un instant après, vit que l’on mettait déjà les chevaux à la chaise. Aussitôt il prit son épée et, s’approchant du voyageur, il lui demanda la permission de l’entretenir un instant en particulier. Le voyageur, qui était un colonel français, voyant à mon père un uniforme d’officier général, prit aussi son épée pour lui faire honneur. Ils entrèrent dans une auberge qui était vis-à-vis de la poste et demandèrent une chambre. Lorsqu’ils furent seuls, mon père dit à l’autre voyageur :

» – Seigneur cavalier, votre chaise a devancé mon carrosse, pour arriver à la poste avant moi. Ce procédé, qui, en lui-même, n’est point une insulte, a cependant quelque chose de désobligeant dont je crois devoir vous demander raison.

» Le colonel, très surpris, rejeta toute la faute sur les postillons et assura qu’il n’y en avait aucune de sa part.

» – Seigneur cavalier, reprit mon père, je ne prétends pas non plus faire de ceci une affaire sérieuse et je me contenterai du premier sang.

» En disant cela, il tira son épée.

» – Attendez encore un instant, dit le Français. Il me semble que ce ne sont point mes postillons qui ont devancé les vôtres, mais que ce sont les vôtres qui, allant plus lentement, sont restés en arrière.

» Mon père, après avoir un peu réfléchi, dit au colonel :

» – Seigneur cavalier, je crois que vous avez raison et, si vous m’eussiez fait cette observation plus tôt et avant que j’eusse tiré l’épée, je pense que nous ne nous serions pas battus, mais vous sentez bien qu’au point où en sont les choses il faut un peu de sang.

» Le colonel, qui sans doute trouva cette dernière raison assez bonne, tira aussi son épée. Le combat ne fut pas long. Mon père, se sentant blessé, baissa aussitôt la pointe de son épée et fit beaucoup d’excuses au colonel de la peine qu’il lui avait donnée ; celui-ci y répondit par des offres de services, donna l’adresse où on le trouverait à Paris, remonta dans sa chaise et partit.

» Mon père jugea d’abord sa blessure très légère, mais il en était si couvert qu’un nouveau coup ne pouvait guère porter que sur une ancienne cicatrice. En effet, le coup d’épée du colonel avait rouvert un ancien coup de mousquet dont la balle était restée. Le plomb fit de nouveaux efforts pour se faire jour, sortit enfin après un pansement de deux mois, et l’on se remit en route.

» Mon père étant arrivé à Paris, son premier soin fut de rendre ses devoirs au colonel, qui s’appelait le marquis d’Urfé. C’était un des hommes de la cour dont on faisait le plus de cas. Il reçut mon père avec une extrême obligeance, et lui offrit de le présenter au ministre, ainsi que dans les meilleures maisons. Mon père le remercia et le pria seulement de le présenter au duc de Tavannes, qui était alors le doyen des maréchaux, parce qu’il voulut être informé de tout ce qui regardait le tribunal du point d’honneur, dont il s’était fait toujours les plus hautes idées, et dont il avait souvent parlé en Espagne comme d’une institution très sage, et qu’il aurait bien voulu voir introduire dans le royaume. Le maréchal reçut mon père avec beaucoup de politesse et le recommanda au chevalier de Bélièvre, premier exempt de messeigneurs les maréchaux et rapporteur de leur tribunal.

» Comme le chevalier venait souvent chez mon père, il eut connaissance de sa chronique des duels. Cet ouvrage lui parut unique en son genre, et il demanda la permission de le communiquer à messeigneurs les maréchaux, qui en jugèrent comme leur premier exempt et firent demander à mon père la faveur d’en faire une copie, qui serait gardée au greffe de leur tribunal.

Nulle proposition ne pouvait flatter davantage mon père, et il en ressentit une joie inexprimable.

» De pareils témoignages d’estime rendaient le séjour de Paris très agréable à mon père, mais ma mère en jugeait autrement. Elle s’était fait une loi non seulement de ne point apprendre le français, mais même de ne pas écouter lorsqu’on parlait cette langue. Son confesseur Innigo Velez ne cessait de faire d’amères plaisanteries sur les libertés de l’église gallicane, et Garcías Hierro terminait toutes les conversations par décider que les Français étaient des Gavaches.

» Enfin on quitta Paris, l’on arriva au bout de quatre jours à Bouillon. Mon père s’y fit reconnaître du magistrat et alla prendre possession de son fief.

» Le toit de nos pères, privé de la présence de ses maîtres, l’était aussi d’une partie de ses tuiles, si bien qu’il pleuvait dans les chambres autant que dans la cour, avec la différence que le pavé de la cour séchait très promptement, au lieu que l’eau avait fait dans les chambres des mares qui ne séchaient jamais. Cette inondation domestique ne déplut pas à mon père, parce qu’elle lui rappelait le siège de Lérida, où il avait passé trois semaines les jambes dans l’eau.

» Cependant, son premier soin fut de placer à sec le lit de son épouse. Il y avait dans le salon de compagnie une cheminée à la flamande, autour de laquelle quinze personnes pouvaient se chauffer à l’aise, et le manteau de la cheminée y formait comme un toit soutenu par deux colonnes de chaque côté. L’on boucha le tuyau de cette cheminée et, sous son manteau, l’on put placer le lit de ma mère, avec sa table de nuit et une chaise et, comme l’âtre était élevé d’un pied au-dessus, il formait une sorte d’île assez inabordable.

» Mon père s’établit de l’autre côté du salon, sur deux tables jointes par des planches, et de son lit à celui de ma mère, on pratiqua une jetée, fortifiée dans le milieu par une sorte de batardeau construit de coffres et de caisses.

Cet ouvrage fut achevé le jour même de notre arrivée au château, et je suis venu au monde neuf mois après, jour pour jour.

» Tandis que l’on travaillait avec beaucoup d’activité aux réparations les plus nécessaires, mon père reçut une lettre qui le combla de joie. Elle était signée par le maréchal de Tavannes, et ce seigneur lui demandait son opinion sur une affaire d’honneur qui alors occupait le tribunal. Cette faveur authentique parut à mon père d’une telle conséquence qu’il la voulut célébrer en donnant une fête à tout le voisinage. Mais nous n’avions pas de voisins, si bien que la fête se borna à un fandango exécuté par le maître d’armes et la Signora Frasca, première camériste de ma mère.