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» Mon père, en répondant à la lettre du maréchal,demanda qu’on voulût bien, dans la suite, lui communiquer les extraits des procédures portées au tribunal. Cette grâce lui fut accordée, et, tous les premiers de chaque mois, il en recevait un pli, qui suffisait, pendant plus de quatre semaines aux entretiens et menus devis, dans les soirées d’hiver autour de la grande cheminée, et pendant l’été sur deux bancs qui étaient devant la porte du château.

» Pendant toute la grossesse de ma mère, mon père lui parla toujours du fils qu’elle aurait, et il songea à me donner un parrain. Ma mère penchait pour le maréchal de Tavannes, ou pour le marquis d’Urfé.

Mon père convenait que ce serait beaucoup d’honneur pour nous, mais il craignit que ces deux seigneurs ne crussent lui faire trop d’honneur et, par une délicatesse bien placée, il se décida pour le chevalier de Bélièvre qui, de son côté, accepta avec estime et reconnaissance.

» Enfin, je vins au monde. À trois ans, je tenais déjà un petit fleuret, et à six je pouvais tirer un coup de pistolet sans cligner les yeux… J’avais environ sept ans lorsque nous eûmes la visite de mon parrain.

Ce gentilhomme s’était marié à Tournai, et il y exerçait la charge de lieutenant de la connétablie et rapporteur du point d’honneur. Ce sont des emplois dont l’institution remonte au temps des jugements par champions et, dans la suite, ils ont été réunis au tribunal des maréchaux de France.

» Mme de Bélièvre était d’une santé très délicate, et son mari la menait aux eaux de Spa. Tous deux me prirent en une extrême affection et, comme ils n’avaient point d’enfants, ils conjurèrent mon père de leur confier mon éducation qui, aussi bien, n’aurait pu être soignée dans une contrée aussi solitaire que l’était celle du château de Worden. Mon père y consentit, déterminé surtout par la charge de rapporteur du point d’honneur, qui lui promettait que, dans la maison de Bélièvre, je ne manquerais pas d’être imbu de bonne heure de tous les principes qui devaient un jour déterminer ma conduite.

» Il fut d’abord question de me faire accompagner par Garcias Hierro, parce que mon père jugeait que la plus noble manière de se battre était à l’épée, et le poignard dans la main gauche. Genre d’escrime tout à fait inconnu en France. Mais, comme mon père avait pris l’habitude de tirer tous les matins à la muraille avec Hierro, et que cet exercice était devenu nécessaire à sa santé, il ne crut pas devoir s’en priver.

» Il fut aussi question d’envoyer avec moi le théologien Innigo Velez, mais, comme ma mère ne savait toujours que l’espagnol, il était bien naturel qu’elle ne pût se passer d’un confesseur qui sût cette langue.

Si bien que je n’eus pas auprès de moi les deux hommes qui, avant ma naissance, avaient été destinés à faire mon éducation. Cependant on me donna un valet de chambre espagnol, pour m’entretenir dans l’usage de la langue espagnole.

» Je partis pour Spa avec mon parrain ; nous y passâmes deux mois ; nous fîmes un voyage en Hollande et nous arrivâmes à Tournai vers la fin de l’automne.

Le chevalier de Bélièvre répondit parfaitement à la confiance que mon père avait eue en lui et, pendant six ans, il ne négligea rien de ce qui pouvait contribuer à faire un jour de moi un excellent officier. Au bout de ce temps, Mme de Bélièvre vint à mourir ; son mari quitta la Flandre pour venir s’établir à Paris, et je fus rappelé dans la maison paternelle.

» Après un voyage que la saison avancée rendit assez fâcheux, j’arrivai au château environ deux heures après le soleil couché, et j’en trouvai les habitants rassemblés autour de la grande cheminée. Mon père, bien que charmé de me voir, ne s’abandonna point à des démonstrations qui eussent pu compromettre ce que vous autres, Espagnols, appelez la Gravedad. Ma mère me baigna de ses larmes. Le théologien Innigo Velez me donna sa bénédiction, et le spadassin Hierro me présenta un fleuret. Nous fîmes un assaut dont je me tirai d’une manière au-dessus de mon âge. Mon père était trop connaisseur pour ne pas s’en apercevoir, et sa gravité fit place à la plus vive tendresse. On servit à souper, et l’on y fut très gai.

» Après souper, l’on se remit autour de la cheminée, et mon père dit au théologien :

» – Révérend Don Innigo, vous me feriez plaisir d’aller chercher votre gros volume dans lequel il y a tant d’histoires merveilleuses, et de nous en lire quelqu’une.

» Le théologien monta dans sa chambre, et en revint avec un in-folio relié en parchemin blanc, que le temps avait rendu jaune. Il l’ouvrit au hasard et y lut ce qui suit.

HISTOIRE DE TRIVULCE DE RAVENNE

» Il y avait une fois, dans une ville d’Italie appelée Ravenne, un jeune homme appelé Trivulce. Il était beau, riche, et rempli d’une haute opinion de lui-même.

Les jeunes filles de Ravenne se mettaient aux fenêtres pour le voir passer, mais aucune ne lui plaisait. Ou, s’il prenait quelquefois un peu de goût pour l’une ou pour l’autre, il ne le lui témoignait pas, dans la crainte de lui faire trop d’honneur ; enfin, tout cet orgueil ne put tenir contre les charmes de la jeune et belle Nina Dei Gieraci. Trivulce daigna lui déclarer son amour. Nina répondit que le seigneur Trivulce lui faisait bien de l’honneur, mais que, depuis son enfance, elle aimait son cousin Thebaldo Dei Gieraci, et que sûrement elle n’aimerait jamais que lui.

» À cette réponse inattendue, Trivulce sortit en donnant des marques de la plus extrême fureur.

» Huit jours après, qui était un dimanche, comme tous les citoyens de Ravenne allaient à l’église métropolitaine de Saint-Pierre, Trivulce distingua dans la foule Thebaldo, donnant le bras à sa cousine. Il mit son manteau sur son nez et les suivit. Lorsque l’on fut entré dans l’église, où il n’est point permis de cacher son visage dans son manteau, les deux amants se seraient facilement aperçus que Trivulce les suivait, mais ils n’étaient occupés que de leur amour, et ils y songeaient plus qu’à la messe, ce qui est un grand péché.

» Cependant Trivulce s’était assis dans un banc derrière eux. Il entendait tous leurs discours et il en nourrissait sa rage. Alors un prêtre monta en chaire et dit :

» – Mes frères, je suis ici pour publier les bans de Thebaldo et de Nina Dei Gieraci, quelqu’un fait-il opposition à leur mariage ?

» – J’y fais opposition ! s’écria Trivulce, et en même temps il donna vingt coups de poignard aux deux amants. On voulut l’arrêter, mais il donna encore des coups de poignard, sortit de l’église, puis de la ville, et gagna l’État de Venise.

» Trivulce était orgueilleux, gâté par la fortune, mais son âme était sensible. Les remords vengèrent ses victimes, et il traîna de ville en ville une existence déplorable. Au bout de quelques années, ses parents arrangèrent son affaire, et il revint à Ravenne, mais ce n’était plus ce même Trivulce, rayonnant de bonheur et fier de ses avantages. Il était si changé que sa nourrice elle-même ne le reconnut point.

» Dès le premier jour de son arrivée, Trivulce demanda où était le tombeau de Nina. On lui dit qu’elle était enterrée avec son cousin dans l’église de Saint-Pierre, tout auprès de la place où ils avaient été assassinés.

Trivulce y alla en tremblant et, lorsqu’il fut auprès du tombeau, il l’embrassa et versa un torrent de larmes.

» Quelle que fût la douleur qu’éprouva dans ce moment le malheureux assassin, il sentit que les pleurs l’avaient soulagé. C’est pourquoi il donna sa bourse au sacristain, et obtint de lui de pouvoir entrer dans l’église toutes les fois qu’il le voudrait. Si bien qu’il finit par y venir tous les soirs, et le sacristain qui s’y était accoutumé y faisait peu d’attention.