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Cependant, comme mon père n’avait ni argent ni moyen de s’en procurer, et qu’une pareille aiguille coûtait quarante-cinq onces, il devint bientôt aussi mélancolique que ma mère l’avait été quelques jours auparavant.

» Sur ces entrefaites, mon père reçut la visite d’un brave du pays, appelé Grillo Monaldi, qui vint chez lui pour faire nettoyer ses pistolets. Monaldi, s’apercevant de la tristesse de mon père, lui en demanda la raison, et mon père ne la lui cacha point. Monaldi, après un moment de réflexion, lui parla en ces termes :

» – Monsieur Zoto, je vous suis plus redevable que vous ne le pensez. L’autre jour, on a, par hasard, trouvé mon poignard dans le corps d’un homme assassiné sur le chemin de Naples. La justice a fait porter ce poignard chez tous les armuriers, et vous avez généreusement attesté que vous ne le connaissiez point. Cependant, c’était une arme que vous aviez faite et vendue à moi-même. Si vous eussiez dit la vérité, vous pouviez me causer quelque embarras. Voici donc les quarante-cinq onces dont vous avez besoin, et, de plus, ma bourse vous sera toujours ouverte.

» Mon père accepta avec reconnaissance, alla acheter une aiguille d’or, enrichie d’un rubis, et la porta à ma mère, qui ne manqua pas, dès le jour même, de s’en parer aux yeux de son orgueilleuse sœur.

» Ma mère, de retour chez elle, ne douta point de revoir Mme Lunardo ornée de quelque nouveau bijou.

Mais celle-ci formait bien d’autres projets. Elle voulait aller à l’église suivie d’un laquais de louage en livrée, et elle en avait fait la proposition à son mari. Lunardo, qui était très avare, avait bien consenti à faire l’acquisition de quelque morceau d’or qui, au fond, lui semblait aussi en sûreté sur la tête de sa femme que dans sa propre cassette. Mais il n’en fut pas de même lorsqu’on lui proposa de donner une once d’or à un drôle, seulement pour se tenir une demi-heure derrière le banc de sa femme. Cependant, les persécutions de Mme Lunardo furent si violentes et si souvent répétées, qu’il se détermina enfin à la suivre lui-même en habit de livrée.

Mme Lunardo trouva que son mari était, pour cet emploi, aussi bon qu’un autre et, dès le dimanche suivant, elle voulut paraître à la paroisse suivie de ce laquais d’espèce nouvelle. Les voisins rirent un peu de cette mascarade, mais ma tante n’attribua leurs plaisanteries qu’à l’envie qui les dévorait.

» Lorsqu’elle fut proche de l’église, les mendiants firent une grande huée et lui crièrent dans leur jargon :

» – Mira Lunardu che ja lu criadu de sua mugiera.

» Cependant, comme les gueux ne poussent la hardiesse que jusqu’à un certain point, Mme Lunardo entra librement dans l’église, où on lui rendit toutes sortes d’honneurs. On lui présenta l’eau bénite et on la plaça dans un banc, tandis que ma mère était debout et confondue avec les femmes de la dernière classe du peuple.

» Ma mère, de retour au logis, prit aussitôt un habit bleu de mon père et se mit à en orner les manches d’un reste de bandoulière jaune qui avait appartenu à la giberne d’un miquelet. Mon père, surpris, demanda ce qu’elle faisait. Ma mère lui raconta toute l’histoire de sa sœur, et comme son mari avait eu la complaisance de la suivre en habit de livrée. Mon père l’assura qu’il n’aurait jamais cette complaisance. Mais, le dimanche suivant, il donna une once d’or à un laquais de louage, qui suivit ma mère à l’église, où elle joua un rôle encore plus beau que Mme Lunardo n’avait fait le dimanche précédent.

» Ce même jour, tout de suite après la messe, Monaldi vint chez mon père et lui tint ce discours :

» – Mon cher Zoto, je suis informé de la rivalité d’extravagances qui existe entre votre femme et sa sœur. Si vous n’y remédiez, vous serez malheureux toute votre vie. Vous n’avez donc que deux partis à prendre : l’un de corriger votre femme, l’autre d’embrasser un état qui vous mette à même de satisfaire son goût de la dépense. Si vous prenez le premier parti, je vous offre une baguette de coudrier, dont je me suis servi avec ma défunte femme tant qu’elle a vécu. On a d’autres baguettes de coudrier qu’on prend par les deux bouts, elles tournent dans la main et servent à découvrir les sources ou même les trésors. Cette baguette-ci n’a point les mêmes propriétés. Mais si vous la prenez par un bout et que vous appliquiez l’autre sur les épaules de votre épouse, je vous assure que vous la corrigerez aisément de tous ses caprices.

» Si, au contraire, vous prenez le parti de satisfaire à toutes les fantaisies de votre femme, je vous offre l’amitié des plus braves gens de toute l’Italie. Ils se rassemblent volontiers à Bénévent, parce que c’est une ville frontière. Je pense que vous m’entendez, ainsi faites vos réflexions.

» Après avoir ainsi parlé, Monaldi laissa sa baguette de coudrier sur l’établi de mon père et s’en alla.

» Pendant ce temps-là, ma mère était allée après la messe montrer son laquais de louage au Corso et chez quelques-unes de ses amies. Enfin, elle rentra toute triomphante, mais mon père la reçut tout autrement qu’elle ne s’y attendait. De sa main gauche, il saisit son bras gauche et, prenant la baguette de coudrier de la main droite, il commença de mettre à exécution les conseils de Monaldi. Sa femme s’évanouit. Mon père maudit la baguette, demanda pardon, l’obtint et la paix se trouva rétablie.

» Quelques jours après, mon père alla trouver Monaldi pour lui dire que le bois de coudrier n’avait point fait un bon effet, et qu’il se recommandait aux braves dont il lui avait parlé. Monaldi lui répondit :

» – Monsieur Zoto, il est assez surprenant que, n’ayant pas le cœur d’infliger la moindre punition à votre femme, vous ayez celui d’attendre les gens au coin d’un bois. Cependant tout cela est possible, et le cœur humain recèle bien d’autres contradictions. Je veux bien vous présenter à mes amis, mais il faut auparavant que vous ayez commis au moins un assassinat.

Tous les soirs, lorsque vous aurez fini votre ouvrage, prenez une épée de longueur, mettez un poignard à votre ceinture, et promenez-vous d’un air un peu fier vers le portail de la Madone, peut-être quelqu’un viendra-t-il vous employer. Adieu. Puisse le ciel bénir vos entreprises.

» Mon père fit ce que Monaldi lui avait conseillé et, bientôt, il s’aperçut que divers cavaliers de sa trempe et les sbires le saluaient d’un air d’intelligence. Au bout de quinze jours de cet exercice, mon père fut, un soir, accosté par un homme bien mis, qui lui dit :

» – Monsieur Zoto, voici cent onces que je vous donne.

Dans une demi-heure, vous verrez passer deux jeunes gens qui auront des plumes blanches à leurs chapeaux. Vous vous approcherez d’eux, avec l’air de vouloir leur faire une confidence et vous direz à mi-voix : « Qui de vous est le marquis Feltri ? » L’un d’eux dira : « C’est moi. » Vous lui donnerez un coup de poignard dans le cœur. L’autre jeune homme, qui est un lâche, s’enfuira. Alors vous achèverez Feltri. Lorsque le coup sera fait, n’allez pas vous réfugier dans une église. Retournez tranquillement chez vous, et je vous suivrai de près.

» Mon père suivit ponctuellement les instructions qu’on lui avait données et, lorsqu’il fut de retour chez lui, il vit arriver l’inconnu dont il avait servi le ressentiment. Celui-ci lui dit :

» – Monsieur Zoto, je suis très sensible à ce que vous avez fait pour moi. Voici encore une bourse de cent onces, que je vous prie d’accepter, et en voici encore une autre de même valeur que vous présenterez au premier homme de justice qui viendra chez vous.