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» L’on prétend que, dans sa jeunesse, il avait eu des bonnes fortunes du plus haut parage. Alors encore, il était la coqueluche des femmes de son état et la terreur de leurs époux.

» Enfin, pour achever de vous faire connaître Lettereo, je vous dirai qu’il avait été l’ami intime d’un homme d’un vrai mérite qui, depuis, a fait parler de lui sous le nom du capitaine Pepo. Ils avaient servi ensemble dans les corsaires de Malte. Ensuite Pepo était entré au service de son roi, tandis que Lettereo, à qui l’honneur était moins cher que l’argent, avait pris le parti de s’enrichir par toutes sortes de voies et, en même temps, il était devenu l’irréconciliable ennemi de son ancien camarade.

» Mon père qui, dans son asile, n’avait rien à faire qu’à panser sa blessure dont il n’espérait plus l’entière guérison, entrait volontiers en conversation avec les héros de son acabit. C’était là ce qui l’avait lié avec Lettereo et, en me recommandant à lui, il avait lieu d’espérer que je ne serais pas refusé. Il ne se trompa point. Lettereo fut même sensible à cette marque de confiance. Il promit à mon père que mon noviciat serait moins rude que ne l’est d’ordinaire celui d’un mousse de vaisseau, et il l’assura que, puisque j’avais été ramoneur, il ne me faudrait pas deux jours pour apprendre à monter dans les manœuvres.

» Pour moi, j’étais enchanté, car mon nouvel état me paraissait plus noble que de gratter les cheminées.

J’embrassai mon père et mes frères et pris gaiement avec Lettereo le chemin de son navire. Lorsque nous fûmes à bord, le Patron rassembla son équipage, composé de vingt hommes dont les figures répondaient assez bien à la sienne. Il me présenta à ces messieurs et leur tint ce discours :

» – Anime managie quista criadura e lu filiu de Zotu, se uno de vui a outri li mette la mano sopra io li mangio l’anima.

» Cette recommandation eut tout l’effet qu’elle devait avoir. On voulut même que je mangeasse à la gamelle commune, mais, comme je vis deux mousses de mon âge qui servaient les matelots et mangeaient leurs restes, je fis comme eux. On me laissa faire et l’on m’en aima davantage. Mais, lorsque l’on vit ensuite comme je montais l’antenne, chacun s’empressa à me combler de témoignages d’estime. L’antenne tient lieu de la vergue dans les voiles latines, mais il est beaucoup moins dangereux de se tenir sur les vergues, car elles sont toujours dans une position horizontale.

» Nous mîmes à la voile et arrivâmes le troisième jour au détroit de Saint-Boniface, qui sépare la Sardaigne d’avec la Corse. Nous y trouvâmes plus de soixante barques, occupées de la pêche du corail.

Nous nous mîmes aussi à pêcher, ou plutôt nous en faisions le semblant. Mais moi, en mon particulier, j’en tirai beaucoup d’instruction, car, en quatre jours, je nageais et plongeais comme le plus hardi de mes camarades.

» Au bout de huit jours, notre petite flottille fut dispersée par une grégalade – c’est le nom que, dans la Méditerranée, l’on donne à un coup de vent de nord-est. Chacun se sauva comme il put. Pour nous, nous arrivâmes à un ancrage connu sous le nom de la rade de Saint-Pierre. C’est une plage déserte, sur la côte de Sardaigne. Nous y trouvâmes une polacre vénitienne, qui semblait avoir beaucoup souffert de la tempête. Notre patron forma aussitôt des projets sur ce navire et jeta l’ancre tout proche de lui. Puis il mit une partie de son équipage à fond de cale, afin de paraître avoir peu de monde. Ce qui était presque une précaution superflue, car les bâtiments latins en ont toujours plus que les autres.

» Lettereo, ne cessant d’observer l’équipage vénitien, vit qu’il n’était composé que du capitaine, du contremaître, de six matelots et d’un mousse. Il observa de plus que la voile de hune était déchirée et qu’on la descendait pour la raccommoder, car les navires marchands n’ont pas de voiles de rechange. Muni de ces observations, il mit huit fusils et autant de sabres dans la chaloupe, couvrit le tout d’une toile goudronnée et se résolut à attendre le moment favorable.

» Lorsque le temps se fut remis au beau, les matelots ne manquèrent pas de monter sur le hunier pour déferler la voile, mais, comme ils ne s’y prenaient pas bien, le contremaître monta aussi et fut suivi du capitaine. Alors Lettereo fit mettre la chaloupe à la mer, s’y glissa avec sept matelots et aborda par l’arrière de la polacre. Le capitaine, qui était sur la vergue, leur cria :

» – A larga ladron, a larga !

» Mais Lettereo le coucha en joue, avec menace de tuer le premier qui voudrait descendre. Le capitaine, qui paraissait un homme déterminé, se jeta dans les haubans pour descendre. Lettereo le tira au vol. Il tomba dans la mer et on ne le revit plus. Les matelots demandèrent grâce. Lettereo laissa quatre hommes pour les tenir en arrêt, et, avec les trois autres, il se mit à parcourir l’intérieur du vaisseau. Dans la chambre du capitaine, il trouva un baril, de ceux où l’on met les olives, mais, comme il était un peu pesant et cerclé avec soin, il jugea qu’il y trouverait peut-être d’autres objets, il l’ouvrit et fut agréablement surpris d’y trouver plusieurs sacs d’or. Il n’en demanda pas davantage et sonna la retraite. Le détachement revint à bord, et nous mîmes à la voile. Comme nous rangions l’arrière du vénitien, nous lui criâmes encore, par raillerie :

» – Viva San Marco !

» Cinq jours après, nous arrivâmes à Livourne.

Aussitôt, le Patron se rendit chez le consul de Naples, avec deux de ses gens, et y fit sa déclaration : « Comme quoi son équipage avait pris querelle avec celui d’une polacre vénitienne, et comme quoi le capitaine vénitien avait malheureusement été poussé par un matelot et était tombé dans la mer. » Une partie du baril d’olives fut employée à donner à ce récit l’air de la plus grande vraisemblance.

» Lettereo, qui avait un goût décidé pour la piraterie, aurait sans doute tenté d’autres entreprises de ce genre, mais on lui proposa, à Livourne, un nouveau commerce auquel il donna la préférence. Un Juif, appelé Nathan Levi, ayant observé que le pape et le roi de Naples gagnaient beaucoup sur leurs monnaies de cuivre, voulut aussi prendre part à ce gain. C’est pourquoi il fit fabriquer des monnaies pareilles dans une ville d’Angleterre appelée Birmingham. Lorsqu’il en eut une certaine quantité, il établit un de ses commis à la Flariola, hameau de pêcheurs situé sur la frontière des deux États, et Lettereo se chargea du soin d’y transporter et débarquer la marchandise.

» Le profit fut considérable et, pendant plus d’un an, nous ne fîmes qu’aller et venir, toujours chargés de nos monnaies romaines et napolitaines. Peut-être même eussions-nous pu continuer longtemps nos voyages, mais Lettereo, qui avait du génie pour les spéculations, proposa aussi au Juif de faire fabriquer des monnaies d’or et d’argent. Celui-ci suivit son conseil et établit à Livourne même une petite manufacture de sequins et de scudi. Notre profit excita la jalousie des puissances. Un jour que Lettereo était à Livourne, et prêt à mettre à la voile, on vint lui dire que le capitaine Pepo avait ordre du roi de Naples de l’enlever, mais qu’il ne pouvait se mettre en mer qu’à la fin du mois. Ce faux avis n’était qu’une ruse de Pepo, qui tenait déjà la mer depuis quatre jours. Lettereo en fut la dupe. Le vent était favorable, il crut pouvoir faire encore un voyage et mit à la voile.

» Le lendemain, à la pointe du jour, nous nous trouvâmes au milieu de l’escadrille de Pepo, composée de deux galiotes et de deux scampavies. Nous étions entourés, il n’y avait nul moyen d’échapper. Lettereo avait la mort dans les yeux. Il mit toutes les voiles dehors et gouverna sur la capitane. Pepo était sur le pont et donnait des ordres pour l’abordage. Lettereo prit un fusil, le coucha en joue et lui cassa un bras.