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Vers les premiers jours de septembre, chaque prince tcherkesse quitte sa maison, se retire sur quelque montagne ou dans le fond d’une forêt, et il y bâtit une hutte de branchages. Ses gentilshommes affidés le suivent ; mais personne de la famille n’ose en approcher, pas même un frère. Là, tout le monde est masqué ; c’est-à-dire qu’on a le visage voilé et qu’on ne parle point tcherkesse, mais un certain jargon qui s’appelle chakobza. Là se rendent les amis secrets du prince qui ont volé et rapiné avec lui, de quelque nation qu’ils soient, Misdjéghi, Ossète, etc. ; ils viennent aussi masqués, par la raison qu’ils pourraient rencontrer des gens avec lesquels ils seraient en rapport de vengeance et qui les assassineraient. Le prince seul les connaît tous, et il est le centre de tous les mystères. Cette mascarade dure six semaines, pendant lesquelles des petites bandes de masques se détachent pour aller voler dans les environs, et comme tout le monde est sur ses gardes, il y a nombre de tués et blessés, et même des princes, parce qu’ils ne se nomment point, sans quoi on les épargnerait. Je sais déjà plusieurs mots du jargon chakobza, et je compte compléter mon dictionnaire à Géorgievsk, où l’on m’a indiqué quelqu’un qui en a la clef. Dans le dialogue de Lucien, intitulé Les Scythes, ou de l’Amitié, il y a des choses qui ont un rapport évident avec cet usage tcherkesse et je suis bien fâché de n’avoir point mon Lucien avec moi1.

Quels que soient leurs mérites, les ouvrages de Potocki ne rencontrent pas le succès escompté. L’originalité en est méconnue et on feint de ne voir en lui qu’un grand seigneur touche-à-tout, égaré par caprice dans l’érudition.

Son travail sur les antiquités slaves est refusé comme tome premier de l’œuvre de Naruszewicz. L’Histoire primitive est très vivement critiquée et Potocki n’entre pas pour le moment à l’Académie impériale des sciences, comme il en nourrissait l’espoir et l’ambition. Toutefois Alexandre Ier le nomme conseiller privé et le décore de l’ordre de St. Wladimir : faible et paradoxale consolation pour un homme qui a sacrifié à l’étude la carrière et les honneurs auxquels le destinaient sa naissance et ses talents.

En 1803, Potocki se rend en Italie où il séjourne jusqu’au printemps de l’année suivante. Il se consacre alors à déterminer la chronologie de l’Orient antique, cherchant à établir des correspondances entre les dates de l’histoire de l’Égypte, de la Bible, de l’histoire de l’Assyrie et de la plus ancienne histoire grecque. A Rome, il entre en relation avec le cardinal Borgia et avec l’égyptologue Jean Zoega, consul général de Danemark.

En 1804, Potocki publie à Pétersbourg un ouvrage sur la Crimée, Histoire ancienne du Gouvernement de Kherson, puis l’année suivante, une Histoire ancienne du Gouvernement de Podolie et une Chronologie des deux premiers Livres de Manethon2 . Il désire étendre ses tableaux synoptiques à l’Extrême-Orient, en particulier à la Chine. Grâce à l’influence du prince Adam Czartoryski, ministre des Affaires étrangères du Tsar, il est nommé à la tête de la mission scientifique adjointe à l’ambassade du comte Golovkine. Partie en mai 1805, l’expédition ne réussit pas à parvenir à Pékin. Elle ne dépasse qu’à peine les frontières de la Chine.

A l’origine, elle devait compter 240 personnes. Les Chinois, qui avaient voulu limiter à 90 le nombre des participants, en acceptent à la fin 124. Ils imaginent recevoir des vassaux et demandent les neuf génuflexions de rigueur devant le Fils du Ciel. Après de longues et tortueuses négociations, l’Ambassade franchit enfin la frontière de Mongolie le 18 décembre, et par 28° de froid, se dirige vers Ourga, actuellement Oulan-Bator.

Le thé gèle dans les tasses et les feux d’artifice ne réchauffent personne. Les querelles d’étiquette recommencent. Le Préfet chinois, qui devait escorter les Russes jusqu’à Pékin, demande à Golovkine de se découvrir devant les flambeaux qui représentent l’Empereur et ne reçoit les présents qu’on lui offre que comme le tribut d’un peuple soumis. La rupture ne tarde pas à se produire. Les Chinois renvoient aux Russes leurs cadeaux avec une lettre insolente. Les Russes refusent de les reprendre et les jettent hors du camp.

Après onze jours de marche, l’Ambassade regagne le territoire sibérien, où les Chinois déposent les présents, qu’ils ne voulaient à aucun prix conserver.

Personnellement, Potocki n’a pas pris part à ces disputes, où chaque parti trouve l’autre extravagant, illogique, têtu et plein d’intolérables prétentions. Mais il analyse magistralement les causes des malentendus dans le rapport qu’il envoie à Czartoryski et qui fut retrouvé récemment dans les archives de la famille.

Il déplore notamment la suffisance et le manque d’information de l’ambassadeur d’Alexandre. Il ne cesse de répéter à quel point il fut regrettable, dans le cas particulier, que les diplomates n’aient point lu les missionnaires. Surtout, il souligne l’importance de la différence des mentalités et des systèmes de gouvernement. Plus tard, il rédigera également un mémoire pour le Département asiatique de Pétersbourg, où il insiste sur l’avenir économique de la Sibérie. Il rapporte, en attendant, de nombreux objets, vases et bronzes qui devaient ensuite orner le château de Lancut.

Czartoryski abandonne bientôt le ministère. Privé de sa protection, Potocki quitte St-Pétersbourg et s’installe en Ukraine, près de Tulczyn où il aime à rencontrer le vieux poète Trembecki. En 1810, il publie à Pétersbourg des Principes de Chronologie pour les Temps antérieurs aux Olympiades3, puis un Atlas archéologique de la Russie européenne ; enfin, en 1811, une Description de la nouvelle Machine pour battre la Monnaie.

En 1812, il se retire dans sa propriété de Uladowka, en Podolie, d’où il ne sort que pour travailler dans la bibliothèque de Krzemieniec. Il est neurasthénique, en proie à de fréquentes dépressions nerveuses, souffrant en outre de très douloureuses névralgies. Dans ces accès de mélancolie, il lime la boule d’argent qui surmonte le couvercle de sa théière. Le 20 novembre 1815, elle est à la dimension voulue. Une tradition veut qu’il l’ait fait bénir par le chapelain de son domaine (dérision ou concession, on ne sait). Il la glisse alors dans le canon de son pistolet et se fait sauter la cervelle. Les murs de la pièce en sont tout éclaboussés.

En 1818, Klaproth qui l’avait accompagné en Mongolie, fut appelé à contrôler une carte de l’Empire chinois, établie d’après les différentes cartes existantes.

Il s’avisa qu’un archipel de la mer Jaune, dans la baie de Corée, n’était pas répertorié : une vingtaine d’îles du Liao Tung situées entre le 30e et le 40e degré de latitude Nord et entre le 120e et le 121e degré de longitude Est. Pour honorer la mémoire du savant qui fut son protecteur, il les nomma îles Potocki. Ultime disgrâce, la désignation n’a pas été retenue dans les atlas modernes4.

ii

Telle est la carrière officielle du comte Jean Potocki.

Au jour de son suicide, sa carrière secrète avait à peine commencé. Elle remonte sans doute à 1803. Avant de partir pour la Chine, en mai 1805, Potocki fit imprimer à Saint-Pétersbourg, le début d’un roman mystérieux, qui demeura en épreuves. Une première série de feuillets se termine à la page 158, au bas de laquelle on lit : Fin du premier Décaméron, et au-dessous : Copié à 100 exemplaires. Le texte de la seconde série est brutalement coupé au milieu d’une phrase, à la fin de la page 48. La phrase devait continuer sur la page 49 avec laquelle débutait la treizième feuille et qui ne fut sans doute jamais imprimée, non plus que les suivantes.

Il s’agit d’une suite de nouvelles réparties en « journées », à la manière des anciens décamérons ou heptamérons, et reliées entre elles à la faveur d’une intrigue assez lâche. Le texte est interrompu au cours du récit de la Treizième Journée.