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» Peu de temps après, Testa-Lunga mourut d’une pleurésie, et toute sa troupe se dispersa. Mes frères, qui connaissaient bien l’Espagne, me persuadèrent d’y aller. Je me mis à la tête de douze hommes. J’allai dans la baie de Taormine, et m’y tins caché pendant trois jours. Le quatrième, nous nous emparâmes d’un senau sur lequel nous arrivâmes aux côtes d’Andalousie.

» Quoiqu’il y ait en Espagne plusieurs chaînes de montagnes, qui pouvaient nous offrir des retraites avantageuses, je donnai la préférence à la Sierra Morena, et je n’eus point lieu de m’en repentir. J’enlevai deux convois de piastres, et fis d’autres coups importants.

» Enfin mes succès donnèrent de l’ombrage à la cour.

Le gouverneur de Cadix eut ordre de nous avoir, morts ou vifs, et fit marcher plusieurs régiments. D’un autre côté, le grand cheik des Gomélez me proposa d’entrer à son service et m’offrit une retraite dans cette caverne.

J’acceptai sans balancer.

» L’audience de Grenade ne voulut point en avoir le démenti. Voyant qu’on ne pouvait nous trouver, elle fit saisir deux pâtres de la vallée et les fit pendre sous le nom des deux frères de Zoto. Je connaissais ces deux hommes, et je sais qu’ils ont commis plusieurs meurtres.

On dit pourtant qu’ils sont irrités d’avoir été pendus à notre place, et que, la nuit, ils se détachent du gibet pour commettre mille désordres. Je n’en ai pas été témoin et je ne sais que vous dire. Cependant, il est véritable qu’il m’est arrivé plusieurs fois de passer près du gibet pendant la nuit et lorsqu’il y avait clair de lune ; j’ai bien vu que les deux pendus n’y étaient point et, le matin, ils y étaient de nouveau.

» Voilà, mes chers maîtres, le récit que vous m’avez demandé. Je crois que mes deux frères, dont la vie n’a pas été aussi sauvage, auraient eu des choses plus intéressantes à vous dire, mais ils n’en auront pas le temps, car notre embarquement est prêt, et j’ai des ordres positifs pour qu’il ait lieu demain matin. »

Zoto se retira, et la belle Émina dit avec l’accent de la douleur :

— Cet homme avait bien raison, le temps du bonheur tient bien peu de place dans la vie humaine. Nous avons passé ici trois jours que nous ne retrouverons peut-être jamais.

Le souper ne fut point gai et je me hâtai de souhaiter le bonsoir à mes cousines. J’espérais les revoir dans ma chambre à coucher et réussir mieux à dissiper leur mélancolie.

Elles y vinrent aussi plus tôt que de coutume, et, pour comble de plaisir, elles avaient leurs ceintures dans leurs mains. Cet emblème n’était pas difficile à comprendre.

Cependant Émina prit la peine de me l’expliquer. Elle me dit :

— Cher Alphonse, vous n’avez point mis de borne à votre dévouement pour nous, nous ne voulons point en mettre à notre reconnaissance. Peut-être allons-nous être séparés pour toujours. Ce serait, pour d’autres femmes, un motif d’être sévères, mais nous voulons vivre dans votre souvenir et, si les femmes que vous verrez à Madrid l’emportent sur nous pour les charmes de l’esprit et de la figure, elles n’auront du moins pas l’avantage de vous paraître plus tendres ou plus passionnées. Cependant, mon Alphonse, il faut encore que vous nous renouveliez le serment que vous avez déjà fait de ne point nous trahir, et jurez encore de ne pas croire le mal que l’on vous dira de nous.

Je ne pus m’empêcher de rire un peu de la dernière clause, mais je promis ce qu’on voulut et j’en fus récompensé par les plus douces caresses. Puis Émina me dit encore :

— Mon cher Alphonse, cette relique qui est à votre cou nous gêne. Ne pouvez-vous la quitter un instant ?

Je refusai, mais Zibeddé avait des ciseaux à la main, elle les passa derrière mon cou et coupa le ruban.

Émina se saisit de la relique et la jeta dans une fente du rocher.

— Vous la reprendrez demain, me dit-elle. En attendant, mettez à votre cou cette tresse tissue de mes cheveux et de ceux de ma sœur, et le talisman qui y est attaché préserve aussi de l’inconstance, du moins si quelque chose peut en préserver les amants.

Puis Émina tira une épingle d’or qui retenait sa chevelure et s’en servit pour fermer exactement les rideaux de mon lit.

Je ferai comme elle, et je jetterai un rideau sur le reste de cette scène. Il suffira de savoir que mes charmantes amies devinrent mes épouses. Il est sans doute des cas où la violence ne peut sans crime répandre le sang innocent. Mais il en est d’autres où tant de cruauté sert l’innocence en la faisant paraître dans tout son jour. Ce fut aussi ce qui nous arriva, et j’en conclus que mes cousines n’avaient pas une part bien réelle à mes songes de la Venta Quemada.

Cependant nos sens se calmèrent, et nous étions assez tranquilles lorsqu’une cloche fatale vint à sonner minuit.

Je ne pus me défendre d’un certain saisissement, et je dis à mes cousines que je craignais que nous ne fussions menacés de quelque événement sinistre :

— Je le crains comme vous, dit Émina, et le danger en est prochain, mais écoutez bien ce que je vous dis : ne croyez pas le mal qu’on vous dira de nous. N’en croyez pas même à vos yeux.

En cet instant, les rideaux de mon lit s’ouvrirent avec fracas, et je vis un homme d’une taille majestueuse, habillé à la mauresque. Il tenait l’Alcoran d’une main et un sabre dans l’autre. Mes cousines se jetèrent à ses pieds et lui dirent :

— Puissant cheik des Gomélez, pardonnez-nous !

Le cheik répondit d’une voix terrible :

— Adonde estan las fahhas ? (Où sont vos ceintures ?) Puis, se tournant vers moi, il me dit :

— Malheureux Nazaréen, tu as déshonoré le sang des Gomélez. Il faut te faire Mahométan ou mourir.

J’entendis un affreux hurlement, et j’aperçus le démoniaque Pascheco qui me faisait des signes dans le fond de la chambre. Mes cousines l’aperçurent aussi. Elles se levèrent avec fureur, saisirent Pascherco et l’entraînèrent hors de la chambre.

— Malheureux Nazaréen, reprit encore le cheik des Gomélez, avale d’un trait le breuvage contenu dans cette coupe, ou tu périras d’une mort honteuse, et ton corps, suspendu entre ceux des frères de Zoto, y sera la proie des vautours et le jouet des esprits des ténèbres, qui s’en serviront dans leurs infernales métamorphoses.

II me parut qu’en pareille occasion l’honneur me commandait le suicide. Je m’écriai avec douleur :

— Oh ! mon père, à ma place, vous eussiez fait comme moi.

Puis je pris la coupe et la vidai d’un trait. Je sentis un malaise affreux et tombai sans connaissance.

HUITIÈME JOURNÉE

Puisque j’ai l’honneur de vous raconter mon histoire, vous jugez bien que je ne suis point mort du poison que j’avais cru prendre. Je tombai seulement en défaillance et j’ignore combien de temps j’y suis resté. Tout ce que j’en sais, c’est que je me suis réveillé sous le gibet de Los Hermanos et, pour cette fois, je me réveillai avec une sorte de plaisir, car au moins j’avais la satisfaction de voir que je n’étais point mort. Je ne me réveillai pas non plus entre les deux pendus : j’étais à leur gauche, et je vis à leur droite un autre homme que je pris aussi pour un pendu, parce qu’il paraissait sans vie et qu’il avait une corde au cou. Cependant, je reconnus qu’il dormait et je le réveillai. L’inconnu, voyant où il était, se mit à rire et dit :

— Il faut convenir que, dans l’étude de la cabale, on est sujet à de fâcheuses méprises. Les mauvais génies savent prendre tant de formes que l’on ne sait à qui l’on a affaire. Mais, ajouta-t-il, pourquoi ai-je une corde au cou ? Je croyais y avoir une tresse de cheveux.