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» Ce démon tenait un livre dans une main et une fourche dans l’autre. Il menaça le cavalier de le tuer s’il n’embrassait pas la religion de Mahomet. Alors, voyant le danger où se trouvait l’âme d’un chrétien, je fis un effort, et il me semble que j’étais parvenu à me faire entendre. Mais, au même instant, les deux pendus sautèrent sur moi et m’entraînèrent hors de la caverne où je trouvai le bouc noir. L’un des deux pendus se mit à cheval sur le bouc, et l’autre sur mon cou, et puis ils nous forcèrent à galoper par monts et par vaux.

» Le pendu que je portais sur mon cou me pressait les flancs à coups de talons. Mais, trouvant que je n’allais pas encore à son gré, tout en courant, il ramassa deux scorpions, les attacha à ses pieds en manière d’éperons et se mit à me déchirer les côtes avec la plus étrange barbarie. Enfin nous arrivâmes à la porte de l’ermitage, où ils me quittèrent. Ce matin, mon père, vous m’y avez trouvé sans connaissance. Je me crus sauvé lorsque je me vis dans vos bras, mais le venin des scorpions a pénétré dans mon sang ; il me déchire les entrailles ; je n’y survivrai point. »

Ici le démoniaque poussa un affreux hurlement et se tut.

Alors l’ermite prit la parole et me dit :

— Mon fils, vous l’avez entendu. Se peut-il que vous ayez été en conjonction charnelle avec deux démons ?

Venez, confessez-vous, avouez votre coulpe. La clémence divine est sans bornes. Vous ne répondez pas ?

Seriez-vous tombé dans l’endurcissement ?

Après avoir donné quelques instants à la réflexion, je répondis :

— Mon père, ce gentilhomme démoniaque a vu d’autres choses que moi. L’un de nous a eu les yeux fascinés, et peut-être avons-nous mal vu tous les deux.

Mais voici un gentilhomme cabaliste qui a aussi couché à la Venta Quemada. S’il veut nous conter son aventure, peut-être y trouverons-nous de nouvelles lumières sur la nature des événements qui nous occupent depuis quelques jours.

— Seigneur Alphonse, répondit le cabaliste, les gens qui, comme moi, s’occupent des sciences occultes, ne peuvent pas tout dire. Je tâcherai cependant de contenter votre curiosité, autant que cela sera en mon pouvoir, mais ce ne sera pas ce soir. S’il vous plaît, soupons et allons nous coucher ; demain, nos sens seront plus rassis.

L’anachorète nous servit un souper frugal, après lequel chacun ne songea plus qu’à se coucher. Le cabaliste prétendit avoir des raisons pour passer la nuit auprès du démoniaque, et je fus, comme l’autre fois, renvoyé à la chapelle. Mon lit de mousse y était encore.

Je m’y couchai. L’ermite me souhaita le bonsoir et m’avertit que, pour plus de sûreté, il fermerait la porte en s’en allant.

Lorsque je me vis seul, je songeai au récit de Pascheco.

Il était certain que je l’avais vu dans la caverne. Il l’était aussi que j’avais vu mes cousines sauter sur lui et l’entraîner hors de la chambre ; mais Émina m’avait averti de ne point mal penser d’elle ou de sa sœur. Enfin, les démons qui s’étaient emparés de Pascheco pouvaient aussi troubler ses sens, et l’assaillir de toutes sortes de visions. Enfin, je cherchais encore des motifs pour justifier et aimer mes cousines, lorsque j’entendis sonner minuit…

Bientôt après, j’entendis frapper à la porte et comme les bêlements d’une chèvre. Je pris mon épée, j’allai à la porte et je dis d’une voix forte :

— Si tu es le diable, tâche d’ouvrir cette porte, car l’ermite l’a fermée.

La chèvre se tut.

J’allai me coucher et dormis jusqu’au lendemain.

NEUVIÈME JOURNÉE

L’ermite vint m’éveiller, s’assit sur mon lit et me dit :

— Mon enfant, de nouvelles obsessions ont cette nuit assailli mon malheureux ermitage. Les solitaires de la Thébaïde n’ont pas été plus exposés à la malice de Satan.

Je ne sais non plus que penser de l’homme qui est venu avec toi, et qui se dit cabaliste. Il a entrepris de guérir Pascheco, et lui a fait réellement beaucoup de bien, mais il ne s’est point servi des exorcismes prescrits par le rituel de notre sainte Église. Viens dans ma cabane, nous déjeunerons, et puis nous lui demanderons son histoire, qu’il nous a promise hier au soir.

Je me levai et suivis l’ermite. Je trouvai, en effet, que l’état de Pascheco était devenu plus supportable, et sa figure moins hideuse. Il était toujours borgne, mais sa langue était rentrée dans sa bouche. Il n’écumait plus, et son œil unique paraissait moins hagard. J’en fis compliment au cabaliste, qui me répondit que ce n’était là qu’un très faible échantillon de son savoir-faire. Ensuite, l’ermite apporta le déjeuner, qui consistait en lait bien chaud et châtaignes.

Tandis que nous déjeunions, nous vîmes entrer un homme sec et hâve, dont toute la figure avait quelque chose d’effrayant, sans que l’on pût dire précisément ce que c’était en lui qui inspirait ainsi l’épouvante…

L’inconnu se mit à genoux devant moi et ôta son chapeau. Alors je vis qu’il avait un bandeau sur le front.

Il me présenta son chapeau de l’air dont on demande l’aumône. J’y jetai une pièce d’or. L’extraordinaire mendiant me remercia et ajouta :

— Seigneur Alphonse, votre bienfait ne sera pas perdu. Je vous avertis qu’une lettre importante vous attend à Puerto-Lapiche. N’entrez pas en Castille sans l’avoir lue.

Après m’avoir donné cet avis, l’inconnu se mit à genoux devant l’ermite, qui remplit son chapeau de châtaignes. Puis il se mit à genoux devant le cabaliste, mais, se relevant aussitôt, il lui dit :

— Je ne veux rien de toi. Si tu dis ici qui je suis, tu t’en repentiras.

Puis il sortit de la cabane.

Lorsque le mendiant fut sorti, le cabaliste se prit à rire et nous dit :

— Pour vous faire voir le peu de cas que je fais des menaces de cet homme, je vous dirai d’abord qui il est : c’est le Juif errant, dont peut-être vous avez entendu parler. Depuis environ mille sept cents ans, il ne s’est ni assis, ni couché, ni reposé, ni endormi. Tout en marchant, il mangera vos châtaignes et, d’ici à demain matin, il aura fait soixante lieues. Pour l’ordinaire, il parcourt en tous sens les vastes déserts de l’Afrique. Il s’y nourrit de fruits sauvages, et les animaux féroces ne peuvent lui faire de mal, à cause du signe sacré du Thau imprimé sur son front, et qu’il voile avec un bandeau, comme vous l’avez vu. Il ne paraît guère dans nos contrées, à moins d’y être forcé par les opérations de quelque cabaliste. Au reste, je vous assure que ce n’est pas moi qui l’ai fait venir, car je le déteste. Cependant je conviens qu’il est informé de beaucoup de choses, et je ne vous conseille point, seigneur Alphonse, de négliger l’avis qu’il vous a donné.

— Seigneur cabaliste, lui répondis-je, le Juif m’a dit qu’il y avait à Puerto-Lapiche une lettre pour moi.

J’espère y être après-demain, et je ne manquerai pas de la demander.

— Il n’est pas nécessaire d’attendre si longtemps, reprit le cabaliste, et il faudrait que j’eusse bien peu de crédit dans le monde des génies pour ne pas vous faire avoir cette lettre plus tôt.

Alors il se retourna du côté de son épaule droite, et prononça quelques mots d’un ton impératif. Au bout de cinq minutes, nous vîmes tomber sur la table une grosse lettre à mon adresse. Je l’ouvris et j’y lus ce qui suit :

Seigneur Alphonse,

C’est de la part de notre roi Don Ferdinand quarto que je vous fais parvenir l’ordre de ne point entrer encore en Castille. N’attribuez cette rigueur qu’au malheur que vous avez eu de mécontenter le saint tribunal, chargé de conserver la pureté de la foi dans les Espagnes. Ne diminuez point de zèle pour le service du roi. Vous trouverez ci-joint un congé de trois mois. Passez ce temps sur les frontières de la Castille et de l’Andalousie, sans trop vous faire voir dans aucune de ces deux provinces. L’on a eu soin de tranquilliser votre respectable père, et de lui faire voir cette affaire sous un point de vue qui ne lui fasse pas trop de peine.