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» Je les repris la nuit suivante, et je vis les quatre petits pieds jusqu’à la cheville. Puis, la nuit d’après, je vis les jambes jusqu’aux genoux, mais le soleil sortit du signe de la Vierge, et je fus obligé de discontinuer.

» Lorsque le soleil fut entré dans le signe des Gémeaux, ma sœur fit des opérations semblables aux miennes et eut une vision non moins extraordinaire, que je ne vous dirai point pour la raison qu’elle ne fait rien à mon histoire.

» Cette année-ci, je me préparais à recommencer, lorsque j’appris qu’un fameux adepte devait passer par Cordoue. Une discussion que j’eus à son sujet avec ma sœur m’engagea à l’aller voir à son passage. Je partis un peu tard et n’arrivai ce jour-là qu’à la Venta Quemada.

Je trouvai ce cabaret abandonné par la peur des revenants, mais, comme je ne les crains pas, je m’établis dans la chambre à manger, et j’ordonnai au petit Nemraël de m’apporter à souper. Ce Nemraël est un petit génie d’une nature très abjecte, que j’emploie à des commissions pareilles, et c’est lui qui est allé chercher votre lettre à Puerto-Lapiche. Il alla à Anduhhar, où couchait un prieur de bénédictins, s’empara sans façons de son souper, et me l’apporta. Il consistait dans ce pâté de perdrix que vous avez trouvé le lendemain matin. Quant à moi, j’étais fatigué et j’y touchai à peine. Je renvoyai Nemraël chez ma sœur, et j’allai me coucher.

» Au milieu de la nuit, je fus réveillé par une cloche qui sonna douze coups. Après ce prélude, je m’attendais à voir quelque revenant, et je me préparais même à l’écarter, parce qu’en général ils sont incommodes et fâcheux. J’étais dans ces dispositions, lorsque je vis une forte clarté sur une table qui était au milieu de la chambre, et puis il y parut un petit rabbin bleu de ciel, qui s’agitait devant un pupitre comme les rabbins font quand ils prient. Il n’avait pas plus d’un pied de haut, et non seulement son habit était bleu, mais même son visage, sa barbe, son pupitre et son livre. Je reconnus bientôt que ce n’était pas là un revenant, mais un génie du vingt-septième ordre. Je ne savais pas son nom, et je ne le connaissais pas du tout. Cependant je me servis d’une formule qui a quelque pouvoir sur tous les esprits en général. Alors le petit rabbin bleu de ciel se tourna de mon côté et me dit :

» – Tu as commencé tes opérations à rebours, et voilà pourquoi les filles de Salomon se sont montrées à toi les pieds les premiers. Commence par les derniers versets, et cherche d’abord le nom des deux beautés célestes.

» Après avoir ainsi parlé, le petit rabbin disparut. Ce qu’il m’avait dit était contre toutes les règles de la cabale. Cependant j’eus la faiblesse de suivre son avis.

Je me mis après le dernier verset du Shir haschirim, et, cherchant les noms des deux immortelles, je trouvai Émina et Zibeddé. J’en fus très surpris, cependant je commençai les évocations. Alors la terre s’agita sous mes pieds d’une façon épouvantable ; je crus voir les cieux s’écrouler sur ma tête, et je tombai sans connaissance.

» Lorsque je revins à moi, je me trouvai dans un séjour tout éclatant de lumière, dans les bras de quelques jeunes gens plus beaux que des anges. L’un d’eux me dit :

» – Fils d’Adam, reprends tes esprits. Tu es ici dans la demeure de ceux qui ne sont point morts. Nous sommes gouvernés par le patriarche Henoch, qui a marché devant Elohim, et qui a été enlevé de dessus la terre. Le prophète Élie est notre grand prêtre, et son chariot sera toujours à ton service, quand tu voudras te promener dans quelque planète. Quant à nous, nous sommes des Egrégors, nés du commerce des fils d’Elohim avec les filles des hommes. Tu verras aussi parmi nous quelques Nephelims, mais en petit nombre. Viens, nous allons te présenter à notre souverain.

» Je les suivis et j’arrivai au pied du trône sur lequel siégeait Henoch ; je ne pus jamais soutenir le feu qui sortait de ses yeux, et je n’osais élever les miens plus haut que sa barbe, qui ressemblait assez à cette lumière pâle que nous voyons autour de la lune dans les nuits humides. Je craignis que mon oreille ne pût soutenir le son de sa voix, mais sa voix était plus douce que celle des orgues célestes. Cependant, il l’adoucit encore pour me dire :

» – Fils d’Adam, l’on va t’amener tes épouses.

» Aussitôt je vis entrer le prophète Élie, tenant les mains de deux beautés dont les appas ne sauraient être conçus par les mortels. C’étaient des charmes si délicats que leurs âmes se voyaient à travers, et l’on apercevait distinctement le feu des passions, lorsqu’il se glissait dans leurs veines et se mêlait à leur sang. Derrière elles, deux Nephelims portaient un trépied, d’un métal aussi supérieur à l’or que celui-ci est plus précieux que le plomb. On plaça mes deux mains dans celles des filles de Salomon, et l’on mit à mon cou une tresse tissue de leurs cheveux. Une flamme vive et pure sortant alors du trépied consuma en un instant tout ce que j’avais de mortel. Nous fûmes conduits à une couche resplendissante de gloire et embrasée d’amour. On ouvrit une grande fenêtre qui communiquait avec le troisième ciel, et les concerts des anges achevèrent de mettre le comble à mon ravissement… Mais, vous le dirai-je, le lendemain, je me réveillai sous le gibet de Los Hermanos, et couché auprès de leurs deux infâmes cadavres, aussi bien que le cavalier que voilà. J’en conclus que j’ai eu affaire à des esprits très malins et dont la nature ne m’est pas bien connue. Je crains même beaucoup que toute cette aventure ne me nuise auprès des véritables filles de Salomon, dont je n’ai vu que le bout des pieds.

— Malheureux aveugle, dit l’ermite, et que regrettes-tu ? Tout n’est qu’illusion dans ton art funeste. Les maudits succubes qui t’ont joué ont fait éprouver les plus affreux tourments à l’infortuné Pascheco, et sans doute un sort pareil attend ce jeune cavalier, qui, par un endurcissement funeste, ne veut point nous avouer ses fautes. Alphonse, mon fils Alphonse, repens-toi, il en est encore temps.

Cette obstination de l’ermite à me demander des aveux que je ne voulais point lui faire, me déplut beaucoup. J’y répondis assez froidement en lui disant que je respectais ses saintes exhortations, mais que je ne me conduisais que par les lois de l’honneur. Ensuite, on parla d’autre chose.

Le cabaliste me dit :

— Seigneur Alphonse, puisque vous êtes poursuivi par l’Inquisition et que le roi vous ordonne de passer trois mois dans ce désert, je vous offre mon château, vous y verrez ma sœur Rébecca, qui est presque aussi belle que savante. Oui, venez, vous descendez des Gomélez, et ce sang a droit de nous intéresser.

Je regardai l’ermite pour lire dans ses yeux ce qu’il pensait de cette proposition. Le cabaliste parut deviner ma pensée et, s’adressant à l’ermite, il lui dit :

— Mon père, je vous connais plus que vous ne pensez.

Vous pouvez beaucoup par la foi. Mes voies ne sont pas aussi saintes, mais elles ne sont pas diaboliques.

Venez aussi chez moi avec Pascheco, dont j’achèverai la guérison.

L’ermite, avant de répondre, se mit en prière, puis, après un instant de méditation, il vint à nous d’un air riant et dit qu’il était prêt à nous suivre. Le cabaliste se tourna du côté de son épaule droite et ordonna qu’on lui amenât des chevaux. Un instant après, on en vit deux à la porte de l’ermitage, avec deux mules sur lesquelles se mirent l’ermite et le possédé. Bien que le château fût à une journée, à ce que nous avait dit Ben Mamoun, nous y fûmes en moins d’une heure.