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Pendant le voyage, Ben Mamoun m’avait beaucoup parlé de sa savante sœur, et je m’attendais à voir une Médée à la noire chevelure, une baguette à la main, et marmottant quelques mots de grimoire, mais cette idée était tout à fait fausse. L’aimable Rébecca qui nous reçut à la porte du château était la plus aimable et touchante blonde qu’il soit possible d’imaginer ; ses beaux cheveux dorés tombaient sans art sur ses épaules.

Une robe blanche la couvrait négligemment, mais elle était fermée par des agrafes d’un prix inestimable.

Son extérieur annonçait une personne qui ne s’occupait jamais de sa parure, mais en s’en occupant davantage il eût été difficile de mieux réussir.

Rébecca sauta au cou de son frère et lui dit :

— Combien vous m’avez inquiétée ! J’ai toujours eu de vos nouvelles, hors la première nuit. Que vous était-il donc arrivé ?

— Je vous conterai tout cela, répondit Ben Mamoun.

Pour le moment, ne songez qu’à bien recevoir les hôtes que je vous amène : celui-ci est l’ermite de la vallée, et ce jeune homme est un Gomélez.

Rébecca regarda l’ermite avec assez d’indifférence, mais lorsqu’elle eut jeté les yeux sur moi elle parut rougir et dit d’un air assez triste :

— J’espère pour votre bonheur que vous n’êtes pas des nôtres.

Nous entrâmes, et le pont-levis fut aussitôt fermé sur nous. Le château était assez vaste, et tout y paraissait dans le plus grand ordre. Cependant nous n’y vîmes que deux domestiques, à savoir un jeune mulâtre et une mulâtresse du même âge. Ben Mamoun nous conduisit d’abord à sa bibliothèque ; c’était une petite rotonde qui servait aussi de salle à manger. Le mulâtre vint mettre la nappe, apporta une olla-podrida et quatre couverts, car la belle Rébecca ne se mit point à table avec nous. L’ermite mangea plus qu’à l’ordinaire et parut aussi s’humaniser davantage. Pascheco, toujours borgne, ne semblait d’ailleurs plus se ressentir de sa possession. Seulement il était sérieux et silencieux.

Ben Mamoun mangea avec assez d’appétit, mais il avait l’air préoccupé et nous avoua que son aventure de la veille lui avait donné beaucoup à penser. Dès que nous fûmes sortis de table, il nous dit :

— Mes chers hôtes, voilà des livres pour vous amuser, et mon nègre sera empressé de vous servir en toutes choses, mais permettez-moi de me retirer avec ma sœur pour un travail important. Vous ne nous reverrez que demain, à l’heure du dîner.

Ben Mamoun se retira effectivement, et nous laissa, pour ainsi dire, les maîtres de la maison.

L’ermite prit dans la bibliothèque une légende des Pères du désert et ordonna à Pascheco de lui en lire quelques chapitres. Moi, je passai sur la terrasse dont la vue se portait vers un précipice au fond duquel roulait un torrent qu’on ne voyait pas, mais qu’on entendait mugir. Quelque triste que parût ce paysage, ce fut avec un extrême plaisir que je me mis à le considérer, ou plutôt à me livrer aux sentiments que m’inspirait sa vue. Ce n’était pas de la mélancolie, c’était presque un anéantissement de toutes mes facultés, produit par les cruelles agitations auxquelles j’avais été livré depuis quelques jours. À force de réfléchir à ce qui m’était arrivé et de n’y rien comprendre, je n’osais plus y penser, crainte d’en perdre la raison. L’espoir de passer quelques jours tranquille dans le château d’Uzeda était pour le moment ce qui me flattait le plus. De la terrasse, je revins à la bibliothèque. Puis le jeune mulâtre nous servit une petite collation de fruits secs et de viandes froides, parmi lesquelles il ne se trouvait point de viandes impures. Ensuite, nous nous séparâmes. L’ermite et Pascheco furent conduits dans une chambre, et moi dans une autre.

Je me couchai et m’endormis, mais bientôt après je fus réveillé par la belle Rébecca, qui me dit :

— Seigneur Alphonse, pardonnez-moi d’oser interrompre votre sommeil. Je viens de chez mon frère. Nous avons fait les plus épouvantables conjurations pour connaître les deux esprits auxquels il a eu affaire dans la venta, mais nous n’avons point réussi. Nous croyons qu’il a été joué par des Baalims, sur lesquels nous n’avons point de pouvoir. Cependant le séjour d’Énoch est réellement tel qu’il l’a vu. Tout cela est d’une grande conséquence pour nous, et je vous conjure de nous dire ce que vous en savez.

Après avoir ainsi parlé. Rébecca s’assit sur mon lit, mais elle s’y assit pour s’asseoir, et semblait uniquement occupée des éclaircissements qu’elle me demandait.

Cependant elle ne les obtint point, et je me contentai de lui dire que j’avais engagé ma parole d’honneur de ne jamais en parler.

— Mais, seigneur Alphonse, reprit Rébecca, comment pouvez-vous imaginer qu’une parole d’honneur donnée à deux démons puisse vous engager ? Or nous savons que ce sont deux démons femelles et que leurs noms sont Émina et Zibeddé. Mais nous ne connaissons pas bien la nature de ces démons, parce que, dans notre science comme dans toutes les autres, on ne peut pas tout savoir.

Je me tins toujours sur la négative et priai la belle de n’en plus parler. Alors elle me regarda avec une sorte de bienveillance et me dit :

— Que vous êtes heureux d’avoir des principes de vertu, d’après lesquels vous dirigez toutes vos actions, et demeurez tranquille dans le chemin de votre conscience ! Combien notre sort est différent ! Nous avons voulu voir ce qui n’est point accordé aux yeux des hommes, et savoir ce que leur raison ne peut comprendre.

Je n’étais point faite pour ces sublimes connaissances.

Que m’importe un vain empire sur les démons ! Je me serais bien contentée de régner sur le cœur d’un époux.

Mon père l’a voulu, je dois subir ma destinée.

En disant ces mots, Rébecca tira son mouchoir et parut cacher quelques larmes, puis elle ajouta :

— Seigneur Alphonse, permettez-moi de revenir demain à la même heure et de faire encore quelques efforts pour vaincre votre obstination, ou, comme vous l’appelez, ce grand attachement à votre parole. Bientôt le soleil entrera dans le signe de la Vierge, alors il ne sera plus temps et il arrivera ce qui pourra.

En me disant adieu, Rébecca serra ma main avec l’expression de l’amitié et parut retourner avec peine à ses opérations cabalistiques.

DIXIÈME JOURNÉE

Je me réveillai plus matin qu’à l’ordinaire, et j’allai sur la terrasse pour y respirer plus à mon aise, avant que le soleil eût embrasé l’atmosphère. L’air était calme. Le torrent lui-même semblait mugir avec moins de fureur et laissait entendre les concerts des oiseaux.

La paix des éléments passa jusqu’à mon âme,* et je pus réfléchir avec quelque tranquillité sur ce qui m’était arrivé depuis mon départ de Cadix. Quelques mots échappés à Don Emmanuel de Sa, gouverneur de cette ville, et que je ne me rappelai qu’alors, me firent juger qu’il entrait aussi dans la mystérieuse existence des Gomélez, et qu’il savait aussi une partie de leur secret.

C’était lui qui m’avait donné mes deux valets, Lopez et Moschito, et je supposai que c’était par son ordre qu’ils m’avaient quitté à l’entrée de la vallée désastreuse de Los Hermanos. Mes cousines m’avaient souvent fait entendre que l’on voulait m’éprouver. Je pensai que l’on m’avait donné à la venta une boisson pour m’endormir et que, pendant mon sommeil, l’on m’avait transporté sous le gibet. Pascheco pouvait être devenu borgne par un tout autre accident que par sa liaison amoureuse avec les deux pendus, et son effroyable histoire pouvait être un conte. L’ermite, cherchant toujours à surprendre mon secret sous les formes de la confession, me paraissait être un agent des Gomélez, qui voulait éprouver ma discrétion*18. Il me parut enfin que je commençais à voir plus clair dans mon histoire, et à l’expliquer sans avoir recours aux êtres surnaturels, lorsque j’entendis au loin une musique fort gaie dont les sons semblaient tourner la montagne. Ils devinrent bientôt plus distincts, et j’aperçus une troupe joyeuse de Bohémiens qui s’avançaient en cadence, chantant et s’accompagnant de leurs sonahhas et cascareas. Ils établirent leur petit camp volant près de la terrasse et me donnèrent la facilité de remarquer l’air d’élégance répandu sur leurs habits et leur train. Je supposai que c’étaient là ces mêmes Bohémiens voleurs, sous la protection desquels s’était mis l’aubergiste de la Venta de Cardegnas, à ce que m’avait dit l’ermite, mais ils me paraissaient trop galants pour des brigands. Tandis que je les examinais, ils dressaient leurs tentes, mettaient leurs olles sur le feu, suspendaient les berceaux de leurs enfants aux branches des arbres voisins. Et, lorsque tous ces apprêts furent finis, ils se livrèrent de nouveaux aux plaisirs attachés à leur vie vagabonde, dont le plus grand à leurs yeux est la fainéantise.