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Le pavillon du chef était distingué des autres non seulement par le bâton à grosse pomme d’argent qui était planté à l’entrée, mais encore parce qu’il était bien conditionné, et même orné d’une riche frange, ce que l’on ne voit pas communément aux tentes des Bohémiens. Mais quelle ne fut pas ma surprise en voyant le pavillon s’ouvrir et mes deux cousines en sortir, dans cet élégant costume que l’on appelle en Espagne à la Hitana Mahha. Elles s’avancèrent jusqu’au pied de la terrasse, mais sans paraître m’apercevoir. Puis elles appelèrent leurs compagnes, et se mirent à danser ce polio, si connu sur les paroles :

Quando me Paco me azze

Las Palmas para vaylar

Me se puene el corpecito

Como hecho de marzapan, etc.

Si la tendre Émina et la gentille Zibeddé m’avaient fait tourner la tête revêtues de leurs simarres mauresques, elles ne me ravirent pas moins dans ce nouveau costume. Seulement, je leur trouvais un air malin et moqueur qui, véritablement, n’allait pas mal à des diseuses de bonne aventure, mais qui semblait présager qu’elles songeaient à me jouer quelque nouveau tour en se présentant à moi sous cette forme nouvelle et inattendue.

Le château du cabaliste était soigneusement fermé, lui seul en gardait les clefs, et je ne pouvais joindre les Bohémiennes. Mais, en passant par un souterrain qui aboutissait au torrent et était fermé par une grille de fer, je pouvais les considérer de près, et même leur parler, sans être aperçu par les habitants du château. Je me rendis donc à cette porte secrète, où je ne me trouvai séparé des danseuses que par le lit du torrent. Mais ce n’étaient point mes cousines. Elles me parurent même avoir un air assez commun et conforme à leur état.

Honteux de ma méprise, je repris à pas lents le chemin de la terrasse. Lorsque j’y fus, je regardai encore, et je reconnus mes cousines. Elles parurent aussi me reconnaître, firent de grands éclats de rire et se retirèrent dans leurs tentes.

J’étais indigné.

« Oh ! ciel ! me dis-je en moi-même, serait-il possible que ces deux êtres si aimables et si aimants ne fussent que des esprits lutins, accoutumés à se jouer des mortels en prenant toutes sortes de formes, des sorcières peut-être, ou, ce qu’il y aurait de plus exécrable, des vampires à qui le ciel aurait permis d’animer les corps hideux des pendus de la vallée ? »

Il me semblait bien que tout ceci pouvait s’expliquer naturellement, mais maintenant je ne sais plus qu’en croire.

Tout en faisant ces réflexions, je rentrai dans la bibliothèque, où je trouvai sur la table un gros volume, écrit en caractères gothiques, dont le titre était : Relations curieuses de Hapelius. Le volume était ouvert, et la page paraissait avoir été pliée à dessein sur le commencement d’un chapitre, où je lus l’histoire suivante :

HISTOIRE DE THIBAUD DE LA JACQUIERE

» Il y avait une fois à Lyon de France, ville située sur le Rhône, un très riche marchand, appelé Jacques de La Jacquière, c’est-à-dire pourtant qu’il ne prit le nom de La Jacquière que lorsqu’il eut quitté le commerce et fut devenu prévôt de la cité, qui est une charge que les Lyonnais ne donnent qu’à des hommes qui ont une grande fortune et une renommée sans tache. Tel était aussi le bon prévôt de La Jacquière, charitable envers les pauvres et bienfaisant envers les moines et autres religieux, qui sont les véritables pauvres, selon le Seigneur.

» Mais tel n’était point le fils unique du prévôt, Messire Thibaud de La Jacquière, guidon des hommes d’armes du roi. Gentil soudard et friand de la lame, grand pipeur de fillettes, rafleur de dés, casseur de vitres, briseur de lanternes, jureur et sacreur. Arrêtant maintes fois le bourgeois dans la rue pour troquer son vieux manteau contre un tout neuf, et son feutre usé contre un meilleur. Si bien qu’il n’était bruit que de Messire Thibaud, tant à Paris, qu’à Blois, Fontainebleau, et autres séjours du roi. Or donc, il advint que notre bon Sire de sainte mémoire François Ier fut enfin marri des déportements du jeune sousdrille, et le renvoya à Lyon, afin d’y faire pénitence, dans la maison de son père, le bon prévôt de La Jacquière, qui demeurait pour lors au coin de la place de Bellecour, à l’entrée de la rue Saint-Ramond.

» Le jeune Thibaud fut reçu dans la maison paternelle avec autant de joie que s’il y fût arrivé chargé de toutes les indulgences de Rome. Non seulement on tua pour lui le veau gras, mais le bon prévôt donna à ses amis un banquet qui coûta plus d’écus d’or qu’il ne s’y trouva de convives. On fit plus. On but à la santé du jeune gars, et chacun lui souhaita sagesse et résipiscence. Mais ces vœux charitables lui déplurent. Il prit sur la table une tasse d’or, la remplit de vin, et dit : « Sacre mort du grand diable, je lui veux dans ce vin bailler mon sang et mon âme, si jamais je deviens plus homme de bien que je ne suis. » Ces affreuses paroles firent dresser les cheveux à la tête des convives. Ils se signèrent, et quelques-uns se levèrent de table.

» Messire Thibaud se leva aussi, et alla prendre l’air sur la place de Bellecour, où il trouva deux de ses anciens camarades et grivois de même étoffe. Il les embrassa, les conduisit chez lui et leur fit apporter maint flacon, sans plus s’embarrasser de son père et de tous les convives.

» Ce que Thibaud avait fait le jour de son arrivée, il le fit le lendemain, et tous les jours d’après. Si bien que le bon prévôt en eut le cœur navré. Il songea à se recommander à son patron, M. saint Jacques, et porta devant son image un cierge de dix livres ; mais, comme le prévôt voulait placer le cierge sur l’autel, il le fit tomber, et renversa une lampe d’argent qui brûlait devant le saint.

Le prévôt ayant fait fondre ce cierge pour une autre occasion, mais n’ayant rien de plus à cœur que la conversion de son fils, il en fit l’offrande avec joie. Cependant, lorsqu’il vit le cierge tombé et la lampe renversée, il en tira un mauvais présage et s’en retourna tristement chez lui.

» En ce même jour, Messire Thibaud festoya encore ses amis. Ils sablèrent maint flacon et puis, comme la nuit était déjà avancée, et bien noire, ils sortirent pour prendre l’air sur la place de Bellecour. Et lorsqu’ils y furent ils se prirent tous les trois sous les bras et se promenèrent ainsi, d’un air faraud, à la manière des grivois, qui s’imaginent par là attirer les regards des jeunes filles. Cependant, pour cette fois, ils n’y gagnaient rien, car il ne passait ni fille ni femme, et l’on ne pouvait pas non plus les apercevoir des fenêtres, parce que la nuit était sombre, comme je l’ai déjà dit. Si bien donc que le jeune Thibaud, grossissant sa voix et jurant son juron coutumier, dit : « Sacre mort du grand diable. Je lui baille mon sang et mon âme, que si la grande diablesse sa fille venait à passer, je la prierais d’amour tant je me sens échauffé par le vin. »