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» Ce propos déplut aux deux amis de Thibaud, qui n’étaient pas d’aussi grands pécheurs que lui. Et l’un d’eux lui dit :

» – Messire notre ami, songez que le diable est l’éternel ennemi des hommes, et qu’il leur fait assez de mal sans qu’on l’y invite et que l’on invoque son nom.

» À cela, Thibaud répondit :

» – Comme je l’ai dit, je le ferai.

» Sur ces entrefaites, les trois ribauds virent sortir d’une rue voisine une jeune dame voilée, d’une taille accorte, et qui annonçait la première jeunesse. Un petit nègre courait après elle. Il fit un faux pas, tomba sur le nez, et cassa sa lanterne. La jeune personne parut fort effrayée et ne savait quel parti prendre. Alors Messire Thibaud s’approcha d’elle le plus poliment qu’il put et lui offrit son bras pour la reconduire chez elle. La pauvre Dariolette accepta, après quelques façons, et Messire Thibaud se retournant vers ses amis leur dit à demi-voix :

» – Adonc, vous voyez que celui que j’ai invoqué ne m’a pas fait attendre. Par ainsi, je vous souhaite le bonsoir.

» Les deux amis comprirent ce qu’il voulait et prirent congé de lui en riant et lui souhaitant liesse et joie.

» Thibaud donna donc le bras à la belle, et le petit nègre, dont la lanterne s’était éteinte, marchait devant eux. La jeune dame paraissait d’abord si troublée qu’elle ne se soutenait qu’avec peine, mais elle se rassura peu à peu, et s’appuya plus franchement sur le bras du cavalier ; quelquefois même elle faisait des faux pas et lui serrait le bras en voulant s’empêcher de choir ; alors le cavalier, voulant la retenir, pressait son bras contre son cœur, ce qu’il faisait pourtant avec beaucoup de discrétion pour ne pas effaroucher le gibier.

» Ainsi ils marchèrent et marchèrent si longtemps qu’à la fin il semblait à Thibaud qu’ils s’étaient égarés dans les rues de Lyon. Mais il en fut bien aise, car il lui parut qu’il en aurait d’autant meilleur marché de la belle fourvoyée. Cependant, voulant d’abord savoir avec qui il avait affaire, il la pria de vouloir bien s’asseoir sur un banc de pierre que l’on entrevoyait auprès d’une porte.

Elle y consentit et il s’assit auprès d’elle. Ensuite il prit une de ses mains d’un air galant et lui dit avec beaucoup d’esprit :

» – Belle étoile errante, puisque mon étoile a fait que je vous ai rencontrée dans la nuit, faites-moi la faveur de me dire qui vous êtes et où vous demeurez.

» La jeune personne parut d’abord très intimidée, se rassura peu à peu, et répondit en ces termes :

HISTOIRE DE LA GENTE DARIOLETTE DU CHATEL DE SOMBRE

— Mon nom est Orlandine, au moins c’est ainsi que m’appelaient le peu de personnes qui habitaient avec moi le châtel de Sombre, dans les Pyrénées. Là, je n’ai vu d’être humain que ma gouvernante qui était sourde, une servante qui bégayait si fort qu’on eût pu l’appeler muette, et un vieux portier qui était aveugle.

» Ce portier n’avait pas beaucoup à faire, car il n’ouvrait la porte qu’une fois par an, et cela à un monsieur qui ne venait chez nous que pour me prendre par le menton et pour parler à ma duègne en langue biscayenne que je ne sais point. Heureusement, je savais parler lorsqu’on m’enferma au châtel de Sombre, car je ne l’aurais sûrement pas appris des deux compagnes de ma prison. Pour ce qui est du portier aveugle, je ne le voyais qu’au moment où il venait nous passer notre dîner à travers les grilles de la seule fenêtre que nous eussions. À la vérité, ma sourde gouvernante me criait souvent aux oreilles je ne sais quelles leçons de morale, mais je les entendais aussi peu que si j’eusse été aussi sourde qu’elle, car elle me parlait des devoirs du mariage et ne me disait pas ce que c’était qu’un mariage.

Elle parlait de même de beaucoup de choses qu’elle ne voulait pas m’expliquer. Souvent aussi, ma servante bègue s’efforçait de me conter quelque histoire, qu’elle m’assurait être fort drôle, mais, ne pouvant jamais aller jusqu’à la seconde phrase, elle était obligée d’y renoncer et s’en allait en me bégayant des excuses dont elle se tirait aussi mal que de son histoire.

» Je vous ai dit que nous n’avions qu’une seule fenêtre, c’est-à-dire qu’il n’y en avait qu’une qui donnât dans la cour du châtel. Les autres avaient la vue sur une autre cour, qui, étant plantée de quelques arbres, pouvait passer pour un jardin et n’avait d’ailleurs aucune autre issue que celle qui conduisait à ma chambre. J’y cultivai quelques fleurs, et ce fut mon seul amusement. Je dis mal, j’en avais encore un, et tout aussi innocent : c’était un grand miroir où j’allais me contempler dès que j’étais levée, et même au saut du lit. Ma gouvernante, déshabillée comme moi, venait s’y mirer aussi, et je m’amusais à comparer ma figure à la sienne.

Je me livrais aussi à cet amusement avant de me coucher, et lorsque ma gouvernante était déjà endormie.

Quelquefois, je m’imaginais voir dans mon miroir une compagne de mon âge qui répondait à mes gestes et partageait mes sentiments. Plus je me livrais à cette Illusion et plus le jeu me plaisait.

» Je vous ai dit qu’il y avait un monsieur qui venait tous les ans, une fois, pour me prendre par le menton et parler basque avec ma gouvernante. Un jour, ce monsieur, au lieu de me prendre par le menton, me prit par la main et me conduisit à un carrosse à soupentes, où il m’enferma avec ma gouvernante. On peut bien dire enferma, car le carrosse ne recevait de jour que par en haut. Nous n’en sortîmes que le troisième jour, ou plutôt que la troisième nuit, au moins la soirée était-elle fort avancée. Un homme ouvrit la portière et nous dit :

» – Vous voici sur la place de Bellecour, à l’entrée de la rue Saint-Ramond, et voici la maison du prévôt de La Jacquière. Où voulez-vous qu’on vous mène ?

» – Entrez dans la première porte cochère après celle du prévôt, répondit ma gouvernante. »

Ici, le jeune Thibaud devint fort attentif, car il était réellement le voisin d’un gentilhomme, nommé le Sire de Sombre, qui passait pour être d’un caractère jaloux, et ledit Sire de Sombre s’était maintes fois vanté devant Thibaud de montrer un jour qu’on pouvait avoir femme fidèle, et qu’il faisait nourrir en son châtel une Dariolette qui deviendrait sa femme et prouverait son dire.

Mais le jeune Thibaud ne savait pas qu’elle fût à Lyon et se réjouit bien de l’avoir en sa main.

Cependant, Orlandine continua en ces termes :

— Nous entrâmes donc dans une porte cochère, et l’on me fit monter en de grandes et belles chambres, et puis de là, par un escalier tournant, en une tourelle d’où il me sembla qu’on aurait découvert toute la ville de Lyon, s’il eût fait jour, mais le jour même on n’y eût rien vu, car les fenêtres étaient bouchées avec du drap vert très fort. Au revenant, la tourelle était éclairée par un beau lustre de cristal, monté en émail. Ma duègne, m’ayant assise en un siège, me donna son chapelet pour m’amuser et sortit en fermant la porte sur elle à double et triple tour.

» Lorsque je me vis seule, je jetai mon chapelet, je pris des ciseaux que j’avais à ma ceinture et je fis une ouverture dans le drap vert qui bouchait la fenêtre.

Alors je vis une autre fenêtre fort près de moi et, par cette fenêtre, une chambre fort éclairée où soupaient trois jeunes cavaliers et trois jeunes filles, plus beaux, plus gais que tout ce que l’on peut imaginer. Ils chantaient, riaient, buvaient, s’embrassaient. Quelquefois même, ils se prenaient par le menton, mais c’était d’un tout autre air que le monsieur du châtel de Sombre qui, pourtant, n’y venait que pour cela. De plus, ces cavaliers et ces demoiselles se déshabillaient toujours un peu plus, comme je faisais le soir devant mon grand miroir et, en vérité, cela leur allait aussi bien et non pas comme à ma vieille duègne. »