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Enfin, comme l’on n’entendait plus rien, l’on crut devoir entrer. L’ermite avait disparu, et Thibaud fut trouvé mort avec un crucifix entre les mains.

Je n’eus pas plus tôt achevé cette histoire que le cabaliste entra et sembla vouloir lire dans mes yeux l’impression que m’avait faite cette lecture. La vérité est qu’elle m’en avait fait beaucoup, mais je ne voulus pas le lui témoigner et je me retirai chez moi. Là, je réfléchis sur tout ce qui m’était arrivé, et j’en vins presque à croire que des démons avaient, pour me tromper, animé des corps de pendus et que j’étais un second La Jacquière. On sonna pour le dîner, le cabaliste ne s’y trouva point. Tout le monde me parut préoccupé, parce que je l’étais moi-même.

Après le dîner19, je retournai à la terrasse. Les Bohémiens avaient placé leur camp à quelque distance du château. Les inexplicables Bohémiennes ne parurent point. La nuit vint, je me retirai chez moi. J’attendis longtemps Rébecca. Elle ne vint point et je m’endormis.

Fin du premier décaméron.

DEUXIÈME PARTIE

ONZIÈME JOURNÉE

Je fus réveillé par Rébecca. Lorsque j’ouvris les yeux, la douce Israélite était déjà établie sur mon lit et tenait une de mes mains.

— Brave Alphonse, me dit-elle, vous avez voulu, hier, surprendre les deux Bohémiennes, mais la grille du torrent était fermée. Je vous en apporte la clef. Si elles approchent aujourd’hui du château, je vous prie de les suivre, même jusqu’à leur camp. Je vous assure que vous ferez grand plaisir à mon frère de lui en donner des nouvelles. Quant à moi, ajouta-t-elle d’un ton mélancolique, je dois m’éloigner. Mon sort le veut ainsi, mon sort bizarre. Ah ! mon père, que ne m’avez-vous laissé une destinée commune. J’aurais su aimer en réalité, et non pas dans un miroir.

— Que voulez-vous dire par ce miroir ?

— Rien, rien, répliqua Rébecca, vous le saurez un jour. Adieu, adieu.

La Juive s’éloigna avec l’air fort ému, et je ne pus m’empêcher de songer qu’elle aurait de la peine à se conserver pure pour les Gémeaux célestes dont elle devait être l’épouse, à ce que m’avait dit son frère.

J’allai sur la terrasse. Les Bohémiens s’étaient encore plus éloignés que la veille. Je pris un livre dans la bibliothèque, mais je lus peu. J’étais distrait et préoccupé.

Enfin on se mit à table. La conversation roula comme à l’ordinaire sur les esprits, les spectres et les vampires.

Notre hôte dit que l’antiquité en avait eu des idées confuses sous les noms d’empuses, larves et lamies, mais que les cabalistes anciens valaient bien les modernes, bien qu’ils ne fussent connus que sous le nom de philosophes, qui leur était commun avec beaucoup de gens qui n’avaient aucune teinture des sciences hermétiques. L’ermite parla de Simon le Magicien, mais Uzeda soutint qu’Apollonius de Thyane devrait être regardé comme le plus grand cabaliste de ces temps-là, puisqu’il avait pris un empire extraordinaire sur tous les êtres du monde pandémoniaque. Et là-dessus, étant allé chercher un Philostrate de l’édition de Morel, 1608, il jeta les yeux sur le texte grec ; et sans paraître éprouver le moindre embarras à le bien comprendre il lut en espagnol ce que je vais raconter.

HISTOIRE DE MENIPPE DE LYCIE

— Il y avait, à Corinthe, un Lycien nommé Ménippe Il était âgé de vingt-cinq ans, spirituel et bien fait. On racontait dans la ville qu’il était aimé d’une femme étrangère, belle et très riche, et dont il ne devait la connaissance qu’au hasard. Il l’avait rencontrée sur le chemin qui mène à Kenchrée, où elle l’aborda d’un air charmant et lui dit :

« — Ô Ménippe, je vous aime depuis longtemps. Je suis phénicienne et je demeure à l’extrémité du faubourg de Corinthe le plus prochain. Si vous venez chez moi, vous m’entendrez chanter. Vous boirez d’un vin tel que vous n’en avez jamais bu. Vous n’aurez aucun rival à craindre, et vous trouverez toujours en moi autant de fidélité que je vous crois réellement de probité.

» Le jeune homme, d’ailleurs ami de la sagesse, ne sut point résister à ces belles paroles, proférées par une belle bouche, et s’attacha à sa nouvelle maîtresse.

» Lorsque Apollonius vit Ménippe pour la première fois, il se mit à le considérer comme sculpteur, qui eût entrepris de faire son buste. Puis il lui dit :

» – Ô beau jeune homme, vous caressez un serpent et un serpent vous caresse.

» Ménippe fut surpris de ce discours, mais Apollonius ajouta :

» – Vous êtes aimé d’une femme qui ne peut pas être votre épouse. Croyez-vous qu’elle vous aime ?

» – Certainement, dit le jeune homme, elle m’aime beaucoup.

» – L’épouserez-vous ? dit Apollonius.

» – Il me sera bien doux, dit le jeune homme, d’épouser une femme que j’aime.

» – Quand ferez-vous les noces ? dit Apollonius.

» – Peut-être demain, repartit le jeune homme.

» Apollonius fit attention au temps du festin, et lorsque les convives se furent rassemblés il entra dans la salle et dit :

» – Où est la belle qui donne ce festin ?

» Ménippe répondit :

» – Elle n’est pas loin.

» Puis il se leva, un peu honteux.

» Apollonius continua en ces termes :

» – Cet or, cet argent et les autres ornements de cette salle, sont-ils à vous ou à cette femme ?

» Ménippe répondit :

» – Ils sont à cette femme. Pour moi, je ne possède que mon manteau de philosophe.

» Alors Apollonius dit :

» – Avez-vous vu les jardins de Tantale qui sont et ne sont pas ?

» Les convives répondirent :

» – Nous les avons vus dans Homère, car nous ne sommes point descendus aux enfers.

» Alors Apollonius leur dit :

» – Tout ce que vous voyez ici est comme ces jardins.

Le tout n’est qu’apparence, sans aucune réalité. Et afin que vous reconnaissiez la vérité de ce que je dis, sachez que cette femme est une de ces empuses, que l’on appelle communément larves ou lamies. Elles sont fort avides non des plaisirs de l’amour, mais de chair humaine. Et c’est par l’appât du plaisir qu’elles attirent ceux qu’elles veulent dévorer.

» La prétendue Phénicienne dit alors :

» – Parlez mieux que vous ne faites.

» Et, se montrant un peu irritée, elle déclama contre les philosophes et les traita d’insensés. Mais, aux paroles que prononça Apollonius, la vaisselle d’or et d’argent disparut. Les échansons, les cuisiniers disparurent également. Alors l’empuse fit semblant de pleurer et pria Apollonius de ne plus la tourmenter. Mais, celui-ci la pressant sans relâche, elle avoua enfin qui elle était, qu’elle avait rassasié Ménippe de plaisirs pour le dévorer ensuite, et qu’elle aimait à manger les plus beaux jeunes gens, parce que leur sang lui faisait beaucoup de bien. »

— Je pense, dit l’ermite, que c’était l’âme de Ménippe qu’elle voulait dévorer plutôt que son corps, et que cette empuse n’était que le démon de la concupiscence. Mais je ne conçois pas quelles étaient ces paroles qui donnaient un si grand pouvoir à Apollonius. Car enfin il n’était pas chrétien et ne pouvait user des armes terribles que l’Église met entre nos mains ; de plus, les philosophes ont pu usurper quelque puissance sur les démons avant la naissance du Christ, mais la croix qui a fait taire les oracles doit, à plus forte raison, avoir anéanti tout autre pouvoir des idolâtres. Et je pense qu’Apollonius, bien loin de pouvoir chasser le moindre démon, n’en aurait pas imposé au dernier des revenants, puisque ces espèces d’esprits reviennent sur la terre avec la permission divine, et cela toujours pour demander des messes, preuve qu’il n’y en avait pas au temps du paganisme.