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Cette réponse le fit rire, et il me dit :

— Seigneur cavalier, les mousquets de nos bandits tueraient un capitaine aux Gardes wallonnes tout comme un autre ; mais quand ils seront avertis, vous pourrez même vous écarter de notre troupe. Jusque-là, il y aurait de l’imprudence à le tenter.

Le vieillard avait raison et j’eus quelque honte de ma bravade.

Nous passâmes la soirée à rôder dans le camp, à causer avec les jeunes Bohémiennes, qui me parurent les plus folles, mais les plus heureuses femmes du monde. Puis on nous servit à souper. Le couvert fut mis à l’abri d’un caroubier, près de la tente du chef. Nous nous étendîmes sur des peaux de cerfs, et l’on nous servit sur une peau de buffle, passée en façon de maroquin, qui nous tenait lieu de nappe. La chère fut bonne, surtout en gibier. Le vin était versé par les filles du chef, mais je donnai la préférence à l’eau d’une source qui sortait du rocher à deux pas de nous. Le chef lui-même soutint agréablement la conversation. Il paraissait instruit de mes aventures, et m’en présageait des nouvelles.

Enfin, il fallut se coucher. On me fit un lit dans la tente du chef et l’on mit une garde à la porte. Mais, vers le milieu de la nuit, je fus réveillé en sursaut. Puis je sentis que l’on soulevait à la fois les deux côtés de ma couverture, et qu’on venait se presser contre moi. « Bon Dieu, me dis-je en moi-même, faudra-t-il encore m’éveiller entre les deux pendus ? » Cependant, je ne m’arrêtai point à cette idée. Je m’imaginai que ces manières tenaient à l’hospitalité bohémienne, et qu’il convenait peu à un militaire de mon âge de ne s’y point prêter.

Ensuite, je m’endormis avec la ferme persuasion de ne pas être avec les deux pendus.

DOUZIÈME JOURNÉE

Effectivement, je ne me réveillai point sous le gibet de Los Hermanos, mais dans mon lit, au bruit que les Bohémiens faisaient en levant leur camp.

— Levez-vous, Seigneur cavalier, me dit le chef, nous avons une forte traite à faire. Mais vous monterez une mule qui n’a pas sa pareille dans les Espagnes, et vous ne vous sentirez pas aller.

Je m’habillai à la hâte et je montai sur ma mule.

Nous prîmes les devants avec quatre Bohémiens, tous bien armés. Le reste de la troupe suivait de loin, ayant en tête les deux jeunes personnes avec qui je croyais avoir passé la nuit. Quelquefois les zigzags que les sentiers faisaient dans les montagnes me faisaient passer à quelques centaines de pieds au-dessus ou au-dessous d’elles. Alors je m’arrêtais à les considérer, et il me semblait que c’étaient mes cousines. Le vieux chef paraissait s’amuser de mon embarras.

Au bout de quatre heures d’une marche assez précipitée, nous arrivâmes à un plateau, sur le haut d’une montagne, et nous y trouvâmes un grand nombre de ballots, dont le vieux chef fit aussitôt l’inventaire. Après quoi, il me dit :

— Seigneur cavalier, voilà des marchandises d’Angleterre et du Brésil, de quoi en fournir les quatre royaumes de l’Andalousie, Grenade, Valence et la Catalogne. Le roi souffre un peu de notre petit commerce, mais cela lui revient d’un autre côté, et un peu de contrebande amuse et console le peuple. D’ailleurs, en Espagne, tout le monde s’en mêle. Quelques-uns de ces ballots seront déposés dans les casernes des soldats, d’autres dans les cellules des moines, et jusque dans les caveaux des morts.

Les ballots marqués en rouge sont destinés à être saisis par les alguazils, qui s’en feront un mérite à la douane et n’en seront que plus attachés à nos intérêts.

Après avoir ainsi parlé, le chef Bohémien fit cacher les marchandises en divers trous de rochers. Puis il fit servir dans une grotte, dont la vue s’étendait fort au-delà de la portée de nos sens, c’est-à-dire que l’horizon y était si éloigné qu’il semblait se confondre avec le ciel. Devenant tous les jours plus sensible aux beautés de la nature, cet aspect me plongea dans un véritable ravissement, dont je fus tiré par les deux filles du chef, qui apportèrent le dîner. De près, comme je l’ai dit, elles ne ressemblaient pas du tout à mes cousines. Leurs regards dérobés semblaient me dire qu’elles étaient contentes de moi, mais quelque chose en moi m’avertissait que ce n’étaient pas elles qui étaient venues me trouver la nuit.

Les belles apportèrent cependant une olle bien chaude que des gens, envoyés à l’avance, avaient fait mitonner pendant toute la matinée. Nous en mangeâmes copieusement, le vieux chef et moi, avec la différence qu’il entremêlait son manger de fréquentes accolades à une outre remplie de bon vin, tandis que je me contentais de l’eau d’une source voisine.

Lorsque nous eûmes contenté notre appétit, je lui témoignai quelque curiosité de le connaître. Il se défendit, je le pressai ; enfin il consentit à me conter son histoire, qu’il commença en ces termes :

HISTOIRE DE PANDESOWNA,

CHEF DES BOHEMIENS

— Tous les Bohémiens de l’Espagne me connaissent sous le nom de Pandesowna. C’est, dans leur jargon, la traduction de mon nom de famille qui est Avadoro, car je ne suis point né parmi les Bohémiens. Mon père s’appelait Don Phelipe d’Avadoro, et il passait pour l’homme le plus brave et le plus méthodique de son temps. Il l’était même si fort que, si je vous contais l’histoire de l’une de ses journées, vous sauriez aussitôt celle de sa vie entière, ou du moins de tout le temps qui s’est écoulé entre ses deux mariages, le premier, à qui je dois le jour, et le second, qui causa sa mort, par l’irrégularité qu’il mit dans sa manière de vivre.

» Mon père, étant encore dans la maison du sien, s’y prit d’une tendre habitude pour une parente éloignée, qu’il épousa aussitôt qu’il en fut le maître. Elle mourut en me mettant au monde, et mon père, inconsolable de sa perte, se renferma chez lui pendant plusieurs mois, sans vouloir recevoir même ses proches. Le temps, qui adoucit toutes les peines, calma aussi sa douleur, et enfin on le vit ouvrir la porte de son balcon, qui donnait sur la rue de Tolède. Il y respira l’air frais pendant un quart d’heure, et alla ouvrir ensuite une fenêtre qui donnait sur une rue de traverse. Il vit quelques personnes de sa connaissance dans la maison vis-à-vis, et salua d’un air assez gai. On le vit faire les mêmes choses les jours suivants, et ce changement dans sa manière de vivre fut enfin connu de Fra Heronymo Santez, théatin et oncle maternel de ma mère.

» Ce religieux se transporta chez mon père, lui fit compliment sur le retour de sa santé, lui parla peu des consolations que nous offre la religion, mais beaucoup du besoin qu’il avait de se distraire. Il poussa même l’indulgence jusqu’à lui conseiller d’aller à la comédie. Mon père, qui avait la plus grande confiance en Fra Heronymo, alla dès le soir même au théâtre de la Cruz. On y jouait une pièce nouvelle, qui était soutenue par tout le parti des Pollacos, tandis que celui des Sorices cherchait à la faire tomber. Le jeu de ces deux factions intéressa si fort mon père que, depuis lors, il n’a jamais manqué volontairement un seul spectacle. Il s’attacha même particulièrement au parti des Pollacos, et n’allait au théâtre du Prince que lorsque celui de la Cruz était fermé.

» Après le spectacle, il se plaçait au bout de la double haie que les hommes font pour forcer les femmes à défiler une à une, mais il ne le faisait pas comme les autres pour les examiner plus à son aise ; au contraire, il s’y intéressait peu, et dès que la dernière femme était passée il prenait le chemin de la Croix de Malte, où il faisait un léger souper avant de rentrer chez lui.

» Le matin, le premier soin de mon père était d’ouvrir le balcon qui donnait sur la rue de Tolède. Il y respirait l’air frais pendant un quart d’heure. Puis il allait ouvrir la fenêtre qui donnait dans la petite rue. S’il y avait quelqu’un à la fenêtre vis-à-vis, il le saluait d’un air gracieux, en lui disant agour, et refermait ensuite la fenêtre. Ce mot « agour » était quelquefois le seul qu’il prononçât de toute la journée ; car bien qu’il s’intéressât vivement au succès de toutes les comédies que l’on jouait au théâtre de la Cruz, il ne témoignait cet intérêt qu’en battant des mains et jamais par des paroles. S’il n’y avait personne à [la] fenêtre vis-à-vis, il attendait patiemment que quelqu’un parût pour placer son salut gracieux.