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» Ensuite, mon père allait à la messe aux Théatins. A son retour, il trouvait la chambre faite par la servante de la maison et prenait un soin particulier à remettre chaque meuble à la même place où il avait été la veille. Il y mettait une attention extraordinaire, et découvrait à l’instant le moindre brin de paille ou grain de poussière qui avait échappé au balai de la servante.

» Lorsque mon père était satisfait de l’ordre de sa chambre, il prenait un compas et des ciseaux et coupait vingt-quatre morceaux de papier d’une grandeur égale, les remplissait d’une traînée de tabac de Brésil et en faisait vingt-quatre cigares si bien pliés, si unis qu’on pouvait les regarder comme les plus parfaits cigares de toute l’Espagne. Il fumait six de ces chefs-d’œuvre en comptant les tuiles du palais d’Albe, et six en comptant les gens qui entraient par la porte de Tolède. Ensuite, il regardait du côté de la porte de sa chambre jusqu’à ce qu’il vît arriver son dîner.

» Après le dîner, il fumait les douze autres cigares.

Puis il fixait ses yeux sur la pendule jusqu’à ce qu’elle sonnât l’heure du spectacle, et, s’il n’y en avait à aucun théâtre, il allait chez le libraire Moreno, où il écoutait parler quelques gens de lettres, qui avaient coutume de s’y rassembler ces jours-là, mais sans jamais se mêler à leurs entretiens. S’il était malade, il faisait chercher chez Moreno la pièce que l’on jouait au théâtre de la Cruz, et lorsque l’heure du spectacle était arrivée il se mettait à lire la pièce, sans oublier d’applaudir tous les passages que la faction des Pollacos avait coutume de relever.

» Cette vie était fort innocente, cependant mon père, songeant à remplir les devoirs de sa religion, demanda un confesseur aux Théatins. On lui amena mon grand-oncle, Fra Heronymo Santez, qui prit cette occasion de lui rappeler que j’étais au monde, et dans la maison de Doña Felic Dalanosa, sœur de ma défunte mère. Soit que mon père craignît que ma vue ne lui rappelât la personne chérie dont j’avais innocemment causé la mort, ou que peut-être il ne voulût pas que mes cris enfantins troublassent ses habitudes silencieuses, toujours est-il certain qu’il pria Fra Heronymo de ne jamais me rapprocher de lui, mais, en même temps, il pourvut à mon entretien, en m’assignant le revenu d’une quinta, ou ferme, qu’il avait dans les environs de Madrid, et il confia ma tutelle au procureur des Théatins.

» Hélas ! il semble que mon père, en m’éloignant ainsi de lui, ait eu quelque pressentiment de la prodigieuse différence que la nature avait mise entre nos caractères.

Car vous avez vu combien il était méthodique et uniforme dans sa manière de vivre, et j’ose vous assurer qu’il serait presque impossible de trouver un homme plus inconstant que je l’ai toujours été. J’ai été inconstant jusque dans mon inconstance, car l’idée d’un bonheur tranquille et d’une vie retirée m’a toujours suivi dans mes courses vagabondes, et le goût du changement m’a toujours arraché à la retraite. Si bien que, me connaissant enfin moi-même, j’ai mis fin à ces inquiètes alternatives en me fixant dans cette horde de Bohémiens. C’est bien une espèce de retraite et de vie uniforme, mais au moins n’ai-je pas le malheur d’avoir toujours devant les yeux les mêmes arbres, les mêmes rochers, ou, ce qui me serait encore plus insupportable, les mêmes rues, les mêmes murs et les mêmes toits. »

Ici je pris la parole, et je dis au conteur :

— Seigneur Avadoro, ou Pandesowna, je crois qu’une vie aussi errante a dû vous offrir des aventures bien singulières.

Le Bohémien me répondit :

— Seigneur cavalier, j’ai véritablement vu des choses assez extraordinaires, depuis que je vis dans ce désert.

Quant au reste de ma vie, elle n’offre que des événements assez communs, où vous ne trouverez de remarquable que l’engouement dont je me prenais pour tous les états de la vie, sans jamais en suivre aucun plus d’un ou deux ans de suite.

Après m’avoir ainsi répondu, le Bohémien continua en ces termes :

— Je vous ai dit que ma tante Dalanosa m’avait retiré chez elle. Elle-même n’avait point d’enfants et semblait avoir réuni en ma faveur toute l’indulgence des tantes à toute celle des mères ; en un mot, je fus un enfant gâté. Je le fus même tous les jours davantage, car, à mesure que je croissais en force et en intelligence, j’étais aussi plus tenté d’abuser des bontés que l’on avait pour moi. D’un autre côté, n’éprouvant presque jamais d’opposition à mes volontés, j’opposais souvent peu de résistance à celles des autres, ce qui me donnait presque l’air de la docilité ; et ma tante avait aussi un certain sourire tendre et caressant dont elle accompagnait ses ordres, et alors je ne leur résistais jamais.

Tel que j’étais enfin, la bonne Dalanosa se persuada que la nature, aidée de ses soins, avait produit en moi un véritable chef-d’œuvre. Mais un point essentiel manquait à son bonheur, c’était de ne pouvoir rendre mon père témoin de mes prétendus progrès et le convaincre de mes perfections, car il s’obstinait toujours à ne me point voir.

» Mais quelle est l’obstination dont une femme ne viendrait à bout ? Mme Dalanosa agit avec tant de suite et d’efficacité sur son oncle Heronymo que celui-ci se résolut enfin à profiter de la première confession de mon père pour lui faire un cas de conscience de la cruelle indifférence qu’il témoignait à un enfant qui ne pouvait avoir aucun tort avec lui.

» Le père Heronymo le fit comme il l’avait promis à ma tante. Mais mon père ne put, sans le plus grand effroi, songer à me recevoir dans l’intérieur de sa chambre. Le père Heronymo proposa une entrevue au jardin du Buen Retiro ; mais cette promenade n’entrait point dans le plan méthodique et uniforme dont mon père ne s’écartait jamais. Plutôt que de s’en écarter, il consentit à me recevoir chez lui, et le père Heronymo alla annoncer cette bonne nouvelle à ma tante, qui pensa en mourir de joie.

» Je dois vous apprendre que dix années d’hypocondrie avaient fort ajouté aux singularités de la vie casanière de mon père. Entre autres manies, il avait pris celle de faire de l’encre, et voici comment ce goût lui était venu. Un jour qu’il se trouvait chez le libraire Moreno, avec plusieurs des plus beaux esprits de l’Espagne et quelques hommes de loi, la conversation tomba sur la difficulté qu’il y avait à trouver de la bonne encre. Chacun dit qu’il n’y en avait point ou qu’il avait vainement tenté d’en faire. Moreno dit qu’il avait dans son magasin un recueil de recettes, où l’on trouverait sûrement de quoi s’instruire sur ce sujet. Il alla chercher ce volume qu’il ne trouva pas tout de suite, et, lorsqu’il revint, la conversation avait changé d’objet, on s’était animé sur le succès d’une pièce nouvelle et personne ne voulut plus parler d’encre, ni écouter aucune lecture qui y eût trait. Il n’en fut pas de même de mon père. Il prit le livre, trouva tout de suite la composition de l’encre et fut très surpris de comprendre si bien une chose que les plus beaux esprits de l’Espagne regardaient comme très difficile. En effet, il ne s’agissait que de mêler de la teinture de noix de galle avec de la solution de vitriol et d’y ajouter de la gomme. L’auteur avertissait cependant que l’on n’aurait jamais de bonne encre qu’autant que l’on en ferait une grande quantité à la fois, que l’on tiendrait le mélange chaud, et qu’on le remuerait souvent, parce que la gomme, n’ayant aucune affinité avec les substances métalliques, tendait toujours à s’en séparer ; que, de plus, la gomme elle même tendait à une dissolution putride, qu’on ne pouvait prévenir qu’en y ajoutant une petite dose d’alcool.