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» Mon père acheta le livre et se procura dès le lendemain les ingrédients nécessaires : une balance pour les doses, enfin, le plus grand flacon qu’il put trouver dans Madrid, parce que son auteur recommandait de faire l’encre en grande quantité à la fois. L’opération réussit parfaitement. Mon père porta une bouteille de son encre aux beaux esprits rassemblés chez Moreno. Tous la trouvèrent admirable, tous en voulurent avoir.

» Mon père, dans sa vie retirée et silencieuse, n’avait jamais eu l’occasion d’obliger qui que ce fût, et moins encore celle de recevoir des louanges. Il trouva qu’il était doux de pouvoir obliger, plus doux encore d’être loué, et s’attacha singulièrement à la composition qui lui procurait des jouissances aussi agréables. Voyant que les beaux esprits de Madrid avaient, en moins de rien, tari le plus grand flacon qu’il eût pu trouver dans toute la ville, mon père fit venir de Barcelone une dame-jeanne, de celles où les marins de la Méditerranée mettent leurs provisions de vin. Il put faire ainsi tout à la fois vingt bouteilles d’encre, que les beaux esprits épuisèrent, comme ils avaient fait des autres, et toujours en comblant mon père de louanges et de remerciements.

» Mais plus les flacons de verre étaient grands, plus ils avaient d’inconvénients. On ne pouvait y chauffer la composition, et moins encore la bien remuer, et surtout il était difficile de la transvaser. Mon père se décida donc à faire venir du Toboso une de ces grandes jarres de terre dont on se sert pour la fabrication du salpêtre. Lorsqu’elle fut arrivée, il la fit maçonner sur un petit fourneau, dans lequel on entretenait constamment le feu de quelques braises. Un robinet adapté au bas de la jarre servait à en tirer le liquide et, en montant sur le fourneau, l’on pouvait assez commodément le remuer avec un pilon de bois. Ces jarres ont plus de la hauteur d’un homme, ainsi vous pouvez imaginer la quantité d’encre que mon père y fit à la fois ; et il avait soin même d’en ajouter autant qu’il en ôtait. C’était une vraie jouissance pour lui de voir entrer la servante ou le domestique de quelque homme de lettres fameux pour lui demander de l’encre ; et. lorsque cet homme publiait quelque ouvrage qui faisait du bruit dans la littérature, et que l’on en parlait chez Moreno, il souriait avec complaisance et comme y ayant contribué en quelque chose. Enfin, pour tout vous dire, mon père ne fut plus connu dans la ville que sous le nom de Don Phelipe del Tintero Largo, ou Don Philippe du Grand Encrier, et son nom d’Avadoro n’était connu que d’un petit nombre de personnes.

» Je savais tout cela, j’avais entendu, parler du caractère singulier de mon père, de l’ordre de sa chambre, de sa grande jarre d’encre ; et je brûlais d’en juger par mes yeux. Pour ce qui est de ma tante, elle ne doutait pas que, dès que mon père aurait le bonheur de me voir, il ne manquerait pas de renoncer à toutes ses manies, pour ne plus s’occuper que du soin de m’admirer du matin jusqu’au soir. Enfin le jour de la présentation fut fixé. Mon père se confessait au Père Heronymo tous les derniers dimanches de chaque mois. Le Père devait encore le fortifier dans la résolution de me voir, enfin lui annoncer que je l’attendais chez lui, et l’accompagner jusqu’à son logement. Le Père Heronymo, en nous faisant part de cet arrangement, me recommanda de ne toucher à rien dans la chambre de mon père. Je promis tout ce qu’on voulut, et ma tante promit de me garder à vue.

» Enfin arriva le dimanche tant attendu. Ma tante me fit mettre un habit de majo couleur de rose, relevé do franges d’argent, avec des boutons en topazes du Brésil.

Elle m’assura que j’avais l’air de l’amour lui-même et que mon père ne manquerait pas de devenir fou de joie en me voyant. Pleins d’espérances et d’idées flatteuses, nous nous acheminâmes gaiement à travers la rue des Ursulines, et nous gagnâmes le Prado, où plusieurs femmes s’arrêtèrent pour me caresser. Enfin nous arrivâmes dans la rue de Tolède, enfin dans la maison de mon père. On nous ouvrit sa chambre et ma tante, qui redoutait ma vivacité, me plaça dans un fauteuil, s’assit vis-à-vis de moi et se saisit des franges de mon écharpe pour m’empêcher de me lever et de toucher à quelque chose.

» Je me dédommageai d’abord de cette contrainte en promenant mes regards dans tous les recoins de la chambre, dont j’admirai l’ordre et la propreté. Le coin destiné à la fabrication de l’encre était aussi propre et bien rangé que le reste : la grande jarre du Toboso en faisait comme un ornement, et, tout à côté, il y avait une grande armoire vitrée où étaient rangés tous les ingrédients et les instruments nécessaires.

» La vue de cette armoire haute et étroite, placée près du fourneau de la jarre, m’inspira un désir aussi soudain qu’irrésistible d’y monter, et il me parut que rien ne serait aussi agréable que de voir mon père me chercher en vain dans toute la chambre et m’apercevoir enfin ainsi caché au-dessus de sa tête. Par un mouvement aussi prompt que la pensée, je me débarrassai de l’écharpe que tenait ma tante, je m’élançai sur le fourneau et de là sur l’armoire.

» D’abord, ma tante ne put s’empêcher d’applaudir à mon adresse. Puis elle me conjura de descendre. Dans ce moment, l’on nous annonça que mon père montait les escaliers. Ma tante se mit à genoux pour me prier de quitter mon poste. Je ne pus résister à ses touchantes supplications. Mais, en voulant descendre sur le fourneau, je sentis que mon pied posait sur les bords de la jarre. Je voulus me retenir, je sentis que j’allais entraîner l’armoire. Je lâchai les mains et je tombai dans la jarre d’encre. Je m’y serais noyé, mais ma tante prit le pilon qui servait à remuer l’encre, en donna un grand coup sur la jarre et la brisa en mille pièces. Mon père entra en ce moment, il vit un fleuve d’encre qui inondait sa chambre et une figure noire qui la faisait retentir des plus affreux hurlements. Il se précipita dans l’escalier, se démit le pied et tomba évanoui.

» Quant à moi, je ne hurlai pas longtemps. L’encre que j’avais avalée me causa un malaise affreux. Je perdis connaissance et je ne la recouvrai entièrement qu’après une longue maladie qui fut suivie d’une assez longue convalescence. Ce qui contribua le plus à ma guérison fut que ma tante m’annonça que nous allions quitter Madrid et nous établir à Burgos. L’idée d’un voyage nie transporta au point que l’on craignit que je n’en perdisse la tête. L’extrême plaisir que j’en ressentais fut cependant troublé, lorsque ma tante me demanda si je voulais aller dans sa chaise ou bien être porté dans une litière.

» – Ni l’un ni l’autre, assurément, lui répondis-je avec le plus extrême emportement, je ne suis pas une femme.

Je ne veux voyager qu’à cheval, ou du moins sur une mule, avec un bon fusil de Ségovie accroché à ma selle, deux pistolets à ma ceinture et une épée de longueur.

Je ne partirai qu’à condition que vous me donnerez toutes ces choses, et il est de votre intérêt de me les donner, puisque c’est à moi de vous défendre.

» Je dis mille folies pareilles qui me paraissaient les choses les plus sensées, et qui véritablement étaient agréables dans la bouche d’un enfant de onze ans.

» Les préparatifs du voyage me fournirent l’occasion de déployer une activité extraordinaire. J’allais, je venais, je montais, je portais, j’ordonnais, enfin j’étais la mouche du coche et j’avais beaucoup à faire, car ma tante, qui allait s’établir à Burgos, y portait tout son mobilier. Enfin arriva le jour fortuné du départ. Nous envoyâmes les gros bagages par la route d’Aranda et nous prîmes celle de Valladolid.