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» Ma tante, qui avait d’abord voulu aller en chaise, voyant que j’étais décidé à monter une mule, prit aussi le même parti. On lui fit, au lieu de selle, une petite chaise très commode, montée sur un bât et surmontée d’un parasol. Un zagal marchait devant elle, pour ôter jusqu’à l’apparence du danger. Tout le reste de notre train, qui occupait douze mules, avait très bon air. Et moi, qui me regardais comme le chef de cette élégante caravane, j’étais tantôt à la tête, tantôt fermant la marche, et toujours quelqu’une de mes armes à la main, particulièrement à tous les détours du chemin et autres endroits suspects.

» L’on imagine bien qu’il ne se présenta aucune occasion d’exercer ma valeur, et nous arrivâmes heureusement à Alabahos, où nous trouvâmes deux caravanes aussi nombreuses que la nôtre. Les bêtes étaient au râtelier, et les voyageurs à l’autre bout de l’écurie, dans la cuisine, qui n’était séparée de l’écurie que par deux gradins en pierre. Il en était alors de même de presque toutes les auberges de l’Espagne. Toute la maison ne formait qu’une seule pièce fort longue, dont les mules occupaient la meilleure partie et les hommes la plus petite. Mais on n’en était que plus gai. Le zagal, tout en étrillant les montures, décochait mille traits malins à l’hôtesse, qui lui répliquait avec la vivacité de son sexe et de son état, jusqu’à ce que l’hôte, interposant sa gravité, interrompît ces combats d’esprit, qui n’étaient suspendus que pour recommencer l’instant d’après. Les servantes faisaient retentir la maison du bruit de leurs castagnettes et dansaient aux rauques chansons du chevrier. Les voyageurs faisaient connaissance, s’invitaient réciproquement à souper. Puis l’on se rassemblait autour de la brasière. Chacun disait qui il était, d’où il venait, et quelquefois racontait toute son histoire. C’était le bon temps. Aujourd’hui, l’on a des meilleurs gîtes, mais la vie sociale et tumultueuse que l’on menait alors en voyage avait des charmes que je ne puis vous peindre. Tout ce que je puis vous en dire, c’est que j’y fus ce jour-là si sensible que je décidai dans mon petit cerveau que je voyagerais toute ma vie, ce que j’ai bien tenu depuis.

» Cependant une circonstance particulière me confirma encore dans cette résolution. Après le souper, lorsque tous les voyageurs se furent rassemblés autour de la brasière, et que chacun eut conté quelque chose sur les pays qu’il avait traversés, l’un d’eux, qui n’avait pas encore ouvert la bouche, dit :

» – Tout ce qui vous est arrivé dans vos voyages est fort intéressant à écouter et à retenir. Quant à moi, je voudrais bien qu’il ne me fût pas arrivé pis, mais, en voyageant dans la Calabre, il m’est arrivé une aventure si extraordinaire, si surprenante, si effrayante, que je ne puis en écarter le souvenir. Il me poursuit, m’obsède, empoisonne toutes les jouissances que je pourrais avoir, et c’est beaucoup si la mélancolie qu’il me donne ne me fait pas perdre la raison.

» Un pareil début excita vivement la curiosité de l’auditoire. On le pressa beaucoup de soulager son cœur en faisant un récit aussi admirable. Il se fit longtemps prier, enfin il commença en ces termes :

HISTOIRE DE GIULIO ROMATI

ET DE LA PRINCESSE DE MONT-SALERNO

— Mon nom est Giulio Romati, mon père, appelé Pietro Romati, est le plus illustre des hommes de loi de Palerme et même de la Sicile entière. Il est, comme vous pouvez, le croire, fort attaché à une profession qui lui donne une existence honorable. Mais plus attaché encore à la philosophie, il lui consacre tous les moments qu’il peut dérober aux affaires.

» Je puis sans me vanter dire que j’ai marché sur ses traces dans les deux carrières, car j’étais docteur en droit à l’âge de vingt-deux ans. Et, m’étant ensuite appliqué aux mathématiques et à l’astronomie, j’y ai réussi assez pour pouvoir commenter Copernic et Galilée. Je ne vous dis point ces choses pour en tirer vanité, mais parce que ayant à vous entretenir d’une aventure très surprenante je ne veux pas être pris pour un homme crédule et superstitieux. Je suis si éloigné d’un pareil défaut que la théologie est peut-être la seule science que j’aie constamment négligée. Quant aux autres, je m’y adonnais avec le zèle le plus infatigable, ne connaissant de récréation que dans le changement d’études.

» Tant d’application prit sur ma santé ; et mon père, ne connaissant aucun genre de distraction qui pût me convenir, me proposa de voyager et exigea même de moi que je fisse le tour de l’Europe et que je ne revinsse en Sicile qu’au bout de quatre ans.

» J’eus d’abord beaucoup de peine à me séparer de mes livres, de mon cabinet, de mon observatoire. Mais mon père l’exigeait, il fallut obéir. Je ne fus pas plutôt en route qu’il s’opéra en moi un changement très favorable.

Je retrouvai mon appétit, mes forces, en un mot toute ma santé. J’avais d’abord voyagé en litière, mais, dès la troisième journée, je pris une mule et je m’en trouvai bien.

» Beaucoup de gens connaissent le monde entier, excepté leur pays. Je ne voulus pas que le mien pût me reprocher un pareil travers, et je commençai mon voyage par voir les merveilles que la nature a répandues dans notre île avec tant de profusion. Au lieu de suivre la côte de Palerme à Messine, je passai par Castro Novo, Caltanizète, et j’arrivai au pied de l’Etna en un village dont j’ai oublié le nom. Là, je me préparai au voyage de la montagne, me proposant d’y consacrer un mois. J’y passai effectivement tout ce temps occupé principalement à vérifier quelques expériences que l’on a faites depuis peu sur le baromètre. La nuit, j’observais les astres, et j’eus le plaisir d’apercevoir deux étoiles qui n’étaient point visibles pour l’observatoire de Palerme parce qu’elles étaient au-dessous de son horizon.

» Ce fut avec un véritable regret que je quittai ces lieux, où je croyais presque participer aux lumières éthérées ainsi qu’à l’harmonie sublime des corps célestes, dont j’avais tant étudié les lois. D’ailleurs, il est certain que l’air raréfié des hautes montagnes agit sur nos corps d’une manière toute particulière, en rendant notre pouls plus fréquent et le mouvement de nos poumons plus rapide. Enfin, je quittai la montagne et je la descendis du côté de Catane.

» Cette ville est habitée par une noblesse aussi illustre et plus éclairée que celle de Palerme. Ce n’est pas que les sciences exactes aient beaucoup d’amateurs à Catane, non plus que dans le reste de notre île. Mais l’on s’y occupait beaucoup des arts, des antiquités, de l’histoire ancienne et moderne, de tous les peuples qui ont occupé la Sicile. Les fouilles surtout, et les belles choses que l’on en obtenait, y faisaient le sujet de toutes les conversations.

» Alors, précisément, l’on venait de tirer du sein de la terre un très beau marbre, chargé de caractères inconnus.

L’ayant examiné avec attention, je vis que l’inscription était en langue punique ; et l’hébreu, que je sais assez bien, me donna le moyen de l’expliquer d’une manière qui satisfît tout le monde. Ce succès me valut un accueil flatteur et les plus distingués de la ville voulurent me retenir par des offres de fortune assez séduisantes. Ayant quitté ma famille dans d’autres vues, je les refusai et pris le chemin de Messine. Cette place, fameuse par le commerce qui s’y fait, me retint une semaine entière.

Après quoi, je passai le détroit et j’abordai à Reggio.

» Jusque-là, mon voyage n’avait été qu’une partie de plaisir, mais à Reggio, l’entreprise devint plus sérieuse.

Un bandit, nommé Zoto, désolait la Calabre, et la mer était couverte de pirates Tripolins [sic]. Je ne savais absolument comment faire pour me rendre à Naples, et si je n’eusse été retenu par je ne sais quelle mauvaise honte je serais retourné à Palerme.