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Je l’éveillai le plus doucement qu’il me fut possible ; cependant la surprise que je ne pus lui sauver entièrement la mit dans un état cruel. Elle eut des convulsions, pleura et s’évanouit. Je la pris dans mes bras et la portai à une source voisine. Je lui jetai de l’eau au visage et la fis insensiblement revenir. Je n’aurais point osé lui demander comment elle était venue sous cette potence, mais elle m’en parla elle-même.

— Je l’avais bien prévu, me dit-elle, que votre discrétion me serait funeste. Vous n’avez pas voulu nous conter votre aventure, et je suis devenue, comme vous, la victime de ces maudits vampires dont les ruses détestables ont anéanti, en un clin d’œil, les longues précautions que mon père avait prises pour m’assurer l’immortalité. J’ai peine à me persuader les horreurs de cette nuit : je vais cependant tâcher de me les rappeler et de vous en faire le récit ; mais, pour que vous me compreniez mieux, je reprendrai d’un peu plus haut l’histoire de ma vie.

HISTOIRE DE REBECCA

— Mon frère, en vous contant son histoire, vous a dit une partie de la mienne. On lui destinait pour épouses les deux filles de la reine de Saba, et l’on prétendit me faire épouser les deux génies qui président à la constellation des Gémeaux. Flatté d’une alliance aussi belle, mon frère redoubla d’ardeur pour les sciences cabalistiques.

Ce fut le contraire chez moi : épouser deux génies me parut une chose effrayante ; je ne pus prendre sur moi de composer deux lignes de cabale. Chaque jour, je remettais l’ouvrage au lendemain, et je finis par oublier presque cet art, aussi difficile que dangereux.

» Mon frère ne tarda pas à s’apercevoir de ma négligence ; il m’en fit d’amers reproches, me menaça de se plaindre à mon père. Je le conjurai de m’épargner. Il promit d’attendre jusqu’au samedi suivant, mais ce jour-là, comme je n’avais encore rien fait, il entra chez moi à minuit, m’éveilla, et me dit qu’il allait évoquer l’ombre terrible de Mamoun. Je me précipitai à ses genoux ; il fut inexorable. Je l’entendis proférer la formule, jadis inventée par la Baltoyve d’Endor. Aussitôt mon père m’apparut assis sur un trône d’ivoire ; un œil menaçant m’inspirait la terreur : je craignis de ne pas survivre au premier mot qui sortirait de sa bouche. Je l’entendis cependant, il parla, Dieu d’Abraham ! il prononça des imprécations épouvantables. Je ne vous répéterai pas ce qu’il me dit…»

Ici la jeune Israélite couvrit son visage de ses deux mains et parut frémir à la seule idée de cette scène cruelle. Elle se remit cependant et continua en ces termes :

— Je n’entendis pas la fin du discours de mon père ; j’étais évanouie avant qu’il fût achevé. Revenue à moi, je vis mon frère qui me présentait le livre des Séfiroth.

Je pensai m’évanouir de nouveau ; mais il fallut se soumettre. Mon frère, qui se doutait bien qu’il faudrait avec moi en revenir aux premiers éléments, eut la patience de les rappeler peu à peu à ma mémoire. Je commençai par la composition des syllabes ; je passai à celle des mots et des formules. Enfin je finis par m’attacher à cette science sublime. Je passais les nuits dans le cabinet qui avait servi d’observatoire à mon père, et j’allais me coucher lorsque la lumière du jour venait troubler mes opérations. Alors je tombais de sommeil. Ma mulâtresse Zulica me déshabillait presque sans que je m’en aperçusse ; je dormais quelques heures, et puis je retournais à des occupations pour lesquelles je n’étais point faite, comme vous l’allez voir.

» Vous connaissez Zulica, et vous avez pu faire quelque attention à ses charmes, elle en a infiniment : ses yeux ont l’expression de la tendresse, sa bouche s’embellit par le sourire ; son corps a des formes parfaites. Un matin, je revenais de l’observatoire. J’appelai pour me déshabiller ; elle ne m’entendit pas. J’allai à sa chambre qui est à côté de la mienne. Je la vis à sa fenêtre, penchée en dehors, à demi nue, faisant des signes de l’autre côté du vallon, et soufflant sur sa main des baisers que son âme entière semblait suivre. Je n’avais aucune idée de l’amour : l’expression de ce sentiment frappait, pour la première fois, mes regards. Je fus tellement émue et surprise que j’en restai aussi immobile qu’une statue.

Zulica se retourna, un vif incarnat perçait à travers la couleur noisette de son sein, et se répandit sur toute sa personne. Je rougis aussi, puis je pâlis. J’étais prête à défaillir. Zulica me reçut dans ses bras, et son cœur, que je sentis palpiter contre le mien, y fit passer le désordre qui régnait dans ses sens.

» Zulica me déshabilla à la hâte. Lorsque je fus couchée, elle parut se retirer avec plaisir et fermer sa porte avec plus de plaisir encore. Bientôt après, j’entendis les pas de quelqu’un qui entrait dans sa chambre. Un mouvement aussi prompt qu’involontaire me fit courir à sa porte et attacher mon œil au trou de la serrure. Je vis le jeune mulâtre Tanzaï ; il apportait une corbeille remplie des fleurs qu’il venait de cueillir dans la campagne.

Zulica courut au-devant de lui, prit les fleurs à poignée et les pressa contre son sein. Tanzaï s’approcha pour respirer leur parfum qui s’exhalait avec les soupirs de sa maîtresse. Je vis distinctement Zulica éprouver dans tous ses membres un frémissement qu’il me parut ressentir avec elle. Elle tomba dans les bras de Tanzaï, et j’allai dans mon lit cacher ma faiblesse et ma honte.

» Ma couche fut inondée de mes larmes. Les sanglots m’étouffaient, et, dans l’excès de ma douleur, je m’écriai :

» – O ! ma cent et douzième aïeule, de qui je porte le nom, douce et tendre épouse d’Isaac, si du sein de votre beau-père, du sein d’Abraham, si vous voyez l’état où je suis, apaisez l’ombre de Mamoun, et dites-lui que sa fille est indigne des honneurs qu’il lui destine.

» Mes cris avaient éveillé mon frère. Il entra chez moi et, me croyant malade, il me fit prendre un calmant. Il revint à midi, me trouva le pouls agité, et s’offrit à continuer pour moi mes opérations cabalistiques. J’acceptai, car il m’eût été impossible de travailler. Je m’endormis vers le soir, et j’eus des rêves bien différents de ceux que j’avais eus jusqu’alors. Le lendemain, je rêvais tout éveillée, ou du moins j’avais des distractions qui auraient pu le faire croire. Les regards de mon frère me faisaient rougir sans que j’en eusse de motif. Huit jours se passèrent ainsi.

» Une nuit, mon frère entra dans ma chambre. Il avait sous le bras le livre des Séfiroth, et dans sa main un bandeau constellé, où se voyaient écrits les soixante-douze noms que Zoroastre a donnés à la constellation des Gémeaux.

» – Rébecca, me dit-il, Rébecca, sortez d’un état qui vous déshonore. Il est temps que vous essayiez votre pouvoir sur les peuples élémentaires. Et cette bande constellée vous garantira de leur pétulance. Choisissez sur les monts d’alentour le lieu que vous croirez le plus propre à votre opération. Songez que votre sort en dépend.

» Après avoir ainsi parlé, mon frère m’entraîna hors de la porte du château et ferma la grille sur moi.

» Abandonnée à moi-même, je rappelai mon courage.

La nuit était sombre. J’étais en chemise, nu-pieds, les cheveux épars, mon livre dans une main et mon bandeau magique dans l’autre. Je dirigeai ma course vers la montagne qui était la plus proche. Un pâtre voulut mettre la main sur moi, je le repoussai avec le livre que je tenais, et il tomba mort à mes pieds. Vous n’en serez pas surpris, lorsque vous saurez que la couverture du livre était faite avec du bois de l’arche, dont la propriété était de faire périr tout ce qui la touchait.