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» Le soleil commençait à paraître lorsque j’arrivai sur le sommet que j’avais choisi pour mes opérations. Je ne pouvais les commencer que le lendemain à minuit. Je me retirai dans une caverne ; j’y trouvai une ourse avec ses petits. Elle se jeta sur moi, mais la reliure de mon livre fit son effet, et le furieux animal tomba à mes pieds.

Ses mamelles gonflées me rappelèrent que je mourais d’inanition, et je n’avais encore aucun génie à mes ordres, pas même le moindre esprit follet. Je pris le parti de me jeter à terre à côté de l’ourse, et de sucer son lait.

Un reste de chaleur que l’animal conservait encore rendait ce repas moins dégoûtant, mais les petits oursons vinrent me le disputer. Imaginez, Alphonse, une fille de seize ans, qui n’avait jamais quitté les lieux de sa naissance, et dans cette situation. J’avais en main des armes terribles, mais je ne m’en étais jamais servie, et la moindre inattention pouvait les tourner contre moi.

» Cependant, l’herbe se desséchait sous mes pas, l’air se chargeait d’une vapeur enflammée, et les oiseaux expiraient au milieu de leur vol. Je jugeai que les démons avertis commençaient à se rassembler. Un arbre s’alluma de lui-même ; il en sortit des tourbillons de fumée qui, au lieu de s’élever, environnèrent ma caverne et me plongèrent dans les ténèbres. L’ourse étendue à mes pieds parut se ranimer ; ses yeux étincelèrent d’un feu qui, pour un instant, dissipa l’obscurité. Un esprit malin sortit de sa gueule sous la forme d’un serpent ailé. C’était Nemraël, démon du plus bas étage, que l’on destinait à me servir. Mais bientôt après j’entendis parler la langue des Égrégores, les plus illustres des anges tombés. Je compris qu’ils me feraient l’honneur d’assister à ma réception dans le monde des êtres intermédiaires. Cette langue est la même que celle que nous avons dans le livre d’Énoch, ouvrage dont j’ai fait une étude particulière.

» Enfin Semiaras, prince des Égrégores, voulut bien m’avertir qu’il était temps de commencer. Je sortis de ma caverne, j’étendis en cercle ma bande constellée, j’ouvris mon livre et je prononçai à haute voix les formules terribles que, jusqu’alors, je n’avais osé lire que des yeux… Vous jugez bien, seigneur Alphonse, que je ne puis vous dire ce qui se passa en cette occasion, et vous ne pourriez le comprendre. Je vous dirai seulement que j’acquis un assez grand pouvoir sur les esprits, et qu’on m’enseigna les moyens de me faire connaître des Gémeaux célestes. Vers ce temps-là, mon frère aperçut le bout des pieds des filles de Salomon. J’attendis que le soleil entrât dans le signe des Gémeaux et j’opérai à mon tour. Je ne négligeai rien pour obtenir le succès complet et, pour ne point perdre le fil de mes combinaisons, je prolongeai mon travail si avant dans la nuit qu’enfin, vaincue par le sommeil, je fus obligée de lui céder.

» Le lendemain, devant mon miroir, j’aperçus deux figures humaines qui semblaient être derrière moi. Je me retournai et je ne vis rien. Je regardai dans le miroir, et je les revis encore. Au reste, cette apparition n’avait rien d’effrayant. Je vis deux jeunes gens dont la stature était un peu au-dessus de la taille humaine ; leurs épaules avaient aussi plus de largeur, mais une rondeur qui tenait de celle de notre sexe. Leurs poitrines s’élevaient aussi comme celles des femmes, mais leurs seins étaient comme ceux des hommes. Leurs bras arrondis et parfaitement formés étaient couchés sur leurs hanches, dans l’attitude que l’on voit aux statues égyptiennes. Leurs cheveux, d’une couleur mêlée d’or et d’azur, tombaient en grosses boucles sur leurs épaules. Je ne vous parle pas des traits de leurs visages ; vous pouvez imaginer si des demi-dieux sont beaux ; car enfin, c’étaient là les Gémeaux célestes. Je les reconnus aux petites flammes qui brillaient sur leurs têtes.

— Comment ces demi-dieux étaient-ils habillés ? demandai-je à Rébecca.

— Ils ne l’étaient pas du tout, me répondit-elle. Chacun avait quatre ailes, dont deux étaient couchées sur leurs épaules, et deux autres se croisaient autour de leurs ceintures. Ces ailes étaient à la vérité aussi transparentes que des ailes de mouche, mais des parties de pourpre et d’or, mêlées à leur tissu diaphane, cachaient tout ce qui aurait pu être alarmant pour la pudeur.

» Les voilà donc, dis-je en moi-même, les époux célestes auxquels je suis destinée. Je ne pus m’empêcher de les comparer intérieurement au jeune mulâtre qui adorait Zulica. J’eus honte de cette comparaison. Je regardai dans le miroir, je crus voir que les demi-dieux me jetaient un regard plein de courroux, comme s’ils eussent lu dans mon âme et qu’ils se trouvassent offensés de ce mouvement involontaire.

» Je fus plusieurs jours sans oser lever les yeux sur la glace. Enfin, je m’y hasardai. Les divins Gémeaux avaient les mains croisées sur la poitrine ; leur air plein de douceur m’ôta ma timidité. Je ne savais cependant que leur dire. Pour sortir d’embarras, j’allai chercher un volume des ouvrages d’Édris, que vous appelez Atlas ; c’est ce que nous avons de plus beau en fait de poésie.

L’harmonie des vers d’Édris a quelque ressemblance avec celle des corps célestes. Comme la langue de cet auteur ne m’est pas très familière, craignant d’avoir mal lu, je portais à la dérobée les yeux dans la glace, pour y voir l’effet que je faisais sur mon auditoire : j’eus tout lieu d’en être contente. Les Thamims se regardaient l’un l’autre et semblaient m’approuver, et quelquefois ils jetaient dans le miroir des regards que je ne rencontrais pas sans émotion.

» Mon frère entra, et la vision s’évanouit. Il me parla des filles de Salomon, dont il avait vu le bout des pieds.

Il était gai : je partageai sa joie. Je me sentais pénétrée d’un sentiment qui, jusqu’alors, m’avait été inconnu. Le saisissement intérieur que l’on éprouve dans les opérations cabalistiques faisait place à je ne sais quel doux abandon, dont, jusqu’alors, j’avais ignoré les charmes.

» Mon frère fit ouvrir la porte du château ; elle ne l’avait pas été depuis mon voyage à la montagne. Nous goûtâmes le plaisir de la promenade ; la campagne me parut émaillée des plus belles couleurs. Je trouvai aussi dans les yeux de mon frère je ne sais quel feu très différent de l’ardeur qu’on a pour l’étude. Nous nous enfonçâmes dans un bosquet d’orangers. J’allai rêver de mon côté, lui du sien, et nous rentrâmes encore tout remplis de nos rêveries.

» Zulica, pour me coucher, m’apporta un miroir. Je vis que je n’étais pas seule ; je fis emporter la glace, me persuadant, comme l’autruche, que je ne serais pas vue dès que je ne verrais pas. Je me couchai et m’endormis, mais bientôt des rêves bizarres s’emparèrent de mon imagination. Il me sembla que je voyais dans l’abîme des cieux deux astres brillants qui s’avançaient majestueusement dans le zodiaque. Ils s’en écartèrent tout à coup, et puis revinrent, ramenant avec eux la petite nébuleuse du pied d’Auriga.

» Ces trois corps célestes continuèrent ensemble leur route éthérée ; et puis ils s’arrêtèrent et prirent l’apparence d’un météore igné. Ensuite ils m’apparurent sous la forme de trois anneaux lumineux qui, après avoir tourbillonné quelque temps, se fixèrent à un même centre. Alors ils s’échangèrent en une sorte de gloire ou d’auréole, qui environnait un trône de saphir. Je vis les Gémeaux me tendant les bras et me montrant la place que je devais occuper entre eux. Je voulus m’élancer, mais, dans ce moment, je crus voir le mulâtre Tanzaï qui m’arrêtait en me saisissant par le milieu du corps. Je fus, en effet, fort saisie, et je m’éveillai en sursaut.

» Ma chambre était sombre et je vis, par les fentes de la porte, que Zulica avait chez elle de la lumière. Je l’entendis se plaindre et la crus malade ; j’aurais dû l’appeler, je ne le fis point. Je ne sais quelle étourderie me fit encore avoir recours au trou de la serrure. Je vis le mulâtre Tanzaï prenant avec Zulica des libertés qui me glacèrent d’horreur. Mes yeux se fermèrent et je tombai évanouie.