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» Lorsque je revins à moi, j’aperçus près de mon lit mon frère avec Zulica. Je jetai sur celle-ci un regard foudroyant et lui ordonnai de ne plus se présenter devant moi. Mon frère me demanda le motif de ma sévérité. Je lui contai, en rougissant, ce qui m’était arrivé pendant la nuit. Il me répondit qu’il les avait mariés la veille, mais qu’il en était fâché, n’ayant pas prévu ce qui venait d’arriver. Il n’y avait eu, à la vérité, que ma vue de profanée ; mais l’extrême délicatesse des Thamims lui donnait de l’inquiétude. Pour moi, j’avais perdu tout sentiment, excepté celui de la honte, et je serais morte plutôt que de jeter les yeux sur un miroir.

» Mon frère ne connaissait pas le genre de mes relations avec les Thamims ; mais il savait que je ne leur étais plus inconnue et, voyant que je me laissais aller à une sorte de mélancolie, il craignit que je ne négligeasse les opérations que j’avais commencées. Le soleil était prêt à sortir du signe des Gémeaux, et il crut devoir m’en avertir. Je me réveillai comme d’un songe. Je tremblai de ne plus revoir les Thamims, et de me séparer d’eux pour onze mois sans savoir comment j’étais dans leur esprit, et même tremblante de m’être rendue tout à fait indigne de leur attention.

» Je pris la résolution d’aller dans une salle haute du château qui est ornée d’une glace de Venise de douze pieds de haut. Mais, pour avoir une contenance, je pris avec moi le volume d’Édris, où se trouve son poème sur la création du monde. Je m’assis très loin du miroir et me mis à lire tout haut. Ensuite, m’interrompant et élevant la voix, j’osai demander aux Thamims s’ils avaient été témoins de ces merveilles. Alors la glace de Venise quitta la muraille et se plaça devant moi. J’y vis les Gémeaux me sourire avec un air de satisfaction et baisser tous les deux la tête pour me témoigner qu’ils avaient réellement assisté à la création du monde, et que tout s’y était passé comme le dit Édris. Je m’enhardis davantage ; je fermai mon livre et je confondis mes regards avec ceux de mes divins amants. Cet instant d’abandon pensa me coûter cher. Je tenais encore de trop près à l’humanité pour pouvoir soutenir une communication aussi intime. La flamme qui brillait dans leurs yeux pensa me dévorer ; je baissai les miens et, m’étant un peu remise, je continuai ma lecture. Je tombai précisément sur le second chant d’Édris, où ce premier des poètes décrit les amours des fils d’Élohim avec les filles des hommes. Il est impossible de se faire aujourd’hui, une idée de la manière dont on aimait dans ce premier âge du monde. Les exagérations que je ne comprenais pas bien moi-même me faisaient souvent hésiter. Dans ces moments-là, mes yeux se tournaient involontairement vers le miroir ; et il me sembla voir que les Thamims prenaient un plaisir toujours plus vif à m’entendre. Ils me tendaient les bras ; ils s’approchèrent de ma chaise. Je les vis déployer les brillantes ailes qu’ils avaient aux épaules ; je distinguai même un léger flottement dans celles qui leur servaient de ceinture. Je crus qu’ils allaient aussi les déployer, et je mis une main sur mes yeux. Au même instant, je la sentis baiser, ainsi que celle dont je tenais mon livre. Au même instant aussi j’entendis que le miroir se brisait en mille éclats. Je compris que le soleil était sorti du signe des Gémeaux, et que c’était un congé qu’ils prenaient de moi.

» Le lendemain, j’aperçus encore, dans un autre miroir, comme deux ombres, ou plutôt comme une légère esquisse des deux formes célestes. Le surlendemain, je ne vis plus rien du tout. Alors, pour charmer les ennuis de l’absence, je passais les nuits à l’observatoire et, l’œil collé au télescope, je suivais mes amants jusqu’à leur coucher. Ils étaient déjà sous l’horizon, et je croyais les voir encore. Enfin, lorsque la queue du Cancer disparaissait à ma vue, je me retirais, et souvent ma couche était baignée de pleurs involontaires, et qui n’avaient aucun motif.

» Cependant, mon frère, plein d’amour et d’espérance, s’adonnait plus que jamais à l’étude des sciences occultes.

Un jour, il vint chez moi et me dit qu’à certains signes qu’il avait aperçus dans le ciel il jugeait qu’un fameux adepte devait passer à Cordoue le 23 de notre mois Thybi, à minuit et quarante minutes. Ce célèbre cabaliste vivait depuis deux cents ans dans la pyramide de Saophis, et son intention était de s’embarquer pour l’Amérique. J’allai le soir à l’observatoire. Je trouvai que mon frère avait raison, mais mon calcul me donna un résultat un peu différent du sien. Mon frère soutint que le sien était juste et, comme il est fort attaché à ses opinions, il voulut aller lui-même à Cordoue, pour me prouver que la raison était de son côté. Il aurait pu faire son voyage en aussi peu de temps que je mets à vous le raconter, mais il voulut jouir du plaisir de la promenade, et suivre la pente des coteaux, choisissant la route où de beaux sites contribueraient le plus à l’amuser et à le distraire. Il arriva ainsi à la Venta Quemada.

Il s’était fait accompagner par le petit Nemraël, cet esprit malin qui m’avait apparu dans la caverne. Il lui ordonna de lui apporter à souper, Nemraël enleva le souper d’un prieur de bénédictins et l’apporta dans la venta. Ensuite mon frère me renvoya Nemraël comme n’en ayant plus besoin. J’étais dans cet instant à l’observatoire et je vis dans le ciel des choses qui me firent trembler pour mon frère. J’ordonnai à Nemraël de retourner à la venta et de ne plus quitter son maître.

Il y alla et revint un instant après me dire qu’un pouvoir supérieur au sien l’avait empêché de pénétrer dans l’intérieur du cabaret. Mon inquiétude fut à son comble.

Enfin je vous vis arriver avec mon frère. Je démêlai dans vos traits une assurance et une sérénité qui me prouvèrent que vous n’étiez pas cabaliste. Mon père avait prédit que j’aurais beaucoup à souffrir d’un mortel, et je craignis que vous ne fussiez ce mortel. Bientôt d’autres soins m’occupèrent. Mon frère me conta l’histoire de Pascheco, et ce qui lui était arrivé à lui-même, mais il ajouta, à ma grande surprise, qu’il ne savait pas à quelle espèce de démons il avait eu affaire.

Nous attendîmes la nuit avec la plus extrême impatience et nous fîmes les plus épouvantables conjurations. Ce fut en vain : nous ne pûmes rien savoir sur la nature des deux êtres, et nous ignorions si mon frère avait réellement perdu avec eux ses droits à l’immortalité.

Je crus pouvoir tirer de vous quelques lumières. Mais, fidèle à je ne sais quelle parole d’honneur, vous ne voulûtes rien nous dire.

» Alors, pour servir et tranquilliser mon frère, je résolus de passer moi-même une nuit à la Venta Quemada.

Je suis partie hier, et la nuit était avancée lorsque j’arrivai à l’entrée du vallon. Je rassemblai quelques vapeurs dont je composai un feu follet, et je lui ordonnai de me conduire à la venta. C’est un secret qui s’est conservé dans notre famille, et c’est par un moyen pareil que Moïse, propre frère de mon soixante-troisième aïeul, composa la colonne de feu qui conduisit les Israélites dans le désert.

» Mon feu follet s’alluma très bien et se mit à marcher devant moi ; mais il ne prit pas le plus court chemin.

Je m’aperçus bien de son infidélité, mais je n’y fis pas assez d’attention.

» Il était minuit lorsque j’arrivai. En entrant dans la cour de la venta, je vis qu’il y avait de la lumière dans la chambre du milieu et j’entendis une musique fort harmonieuse. Je m’assis sur un banc de pierre. Je fis quelques opérations cabalistiques qui ne produisirent aucun effet. Il est vrai que cette musique me charmait et me distrayait au point qu’à l’heure qu’il est je ne puis vous dire si mes opérations étaient bien faites, et je soupçonne y avoir manqué en quelque point essentiel.